On a souvent résumé Suétone à une sorte de commère, prêt à colporter sans aucun recul les ragots les plus infâmants sur les premiers empereurs. Mais c’est juger le biographe antique à l’aune de critères historiographiques contemporains.

Ce qui m’a surtout intéressé, c’est l’art du portrait dont fait preuve Suétone, surtout dans la biographie de Tibère. Il détaille avec précision les nombreuses qualités dont il a fait preuve avant son principat, tout en montrant ce que cela compte de malice, puis comment, après son arrivée au pouvoir, se révèle petit à petit la vraie nature de ce monstre d’hypocrisie et de dissimulation. Peu importe que telle ou telle anecdote ne soit pas exacte : c’est un portrait saisissant et une vision effroyable de ce qu’est le pouvoir absolu exercé par un sadique. On reconnaîtra aussi certains des invariants d’une dictature : par exemple, le tyran se disant disposé à renoncer au pouvoir, pour mieux être supplié de poursuivre sa mission par un élan spontané, bien sûr, et unanime (et voir par la même occasion qui ne pleure pas assez le départ du tyran…)

Après le portrait du vieillard misanthrope et cruel vient celui du jeune tyran mégalomaniaque : Caligula. Le portrait est moins saisissant, car le schéma décrivant son règne (des débuts prometteurs / un règne épouvantable) est assez similaire à celui concernant Tibère, avec cependant la transition la plus frappante que j’aie pu lire : « Jusqu’ici nous avons parlé d’un prince ; il nous reste à parler d’un monstre » ! Surtout, il m’a semblé que Suétone a moins compris la psychologie et la conception du pouvoir de Caligula. C’est pour cela qu’il présente comme sérieuse l’intention de Caligula de nommer consul son cheval Incitatus, alors qu’il s’agissait sans doute d’une plaisanterie signifiant combien il méprisait les institutions romaines. Car Caligula semble s’enivrer de son pouvoir démesuré et est déterminé à s’affranchir d’absolument toutes les traditions et normes de la société, voire de l’humanité, en envisageant de se faire nommer roi, en affichant des relations incestueuses avec ses sœurs, etc. Les empereurs ont vocation à être divinisés après leur mort ; s’agit-il, pour Caligula, de se représenter comme un dieu de son vivant même ? La biographie de Suétone et le peu d’informations qui nous est resté au sujet de Caligula nous permettent seulement de formuler ces hypothèses, mais pas d’y répondre.

En tous cas, le biographe romain montre bien une autre caractéristique essentielle du pouvoir selon Caligula : le pouvoir, c’est un spectacle. La liste des hauts faits du règne semble une suite incessante de jeux et de combats de gladiateurs au raffinement extravagant, et la mise en scène est permanente, qu’il s’agisse de construire un immense pont de navires dans la baie de Naples pour imiter Xerxès sur l’Hellespont, ou même de mener de fausses expéditions militaires en Germanie ! Une fois encore, on peut imaginer ce que pouvait avoir de terrifiant pour la classe sénatoriale la proximité inévitable avec cet empereur ivre de son pouvoir, instable et capricieux, sans savoir si on va devoir être le spectateur complaisant de ses cruautés, ou devenir soi-même tout d’un coup la victime d’une mise en scène sanglante et grotesque. Caligula, c’est le règne absolu de l’arbitraire.


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le 17 déc. 2024

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