Un geste marketing bien compris serait d’accompagner ce livre mythique d’un bandeau criard « La philosophie au karcher ! » mais heureusement le marketing n’ira jamais trainer ses gros sabots du côté de Wittgenstein. N’empêche, le jet de Ludwig est dru, précis, imparable, chaque phrase comme un concentré de sens décape mieux qu’une giclée d’acide. Et comme tout acide qui se respecte, ça fait pleurer les yeux et ça embrume un peu le cerveau.
A condition de ne pas se braquer, plus la bruine qui suit le jet s’intensifie, plus l’image floue derrière gagne en force ce qu’elle perd en définition. Je crois que Wittgenstein se permet de semer des lecteurs en route comme à une table de poker on fait fuir les gens qui n’ont rien à y faire (d’ailleurs lui même finira par récuser pas mal de ses thèses quelques années après). Ce n’est pas tant que la pensée qui se déploie par à coups très brefs et très allusifs soit incompréhensible (elle l’est, mais avec une exigence de logique si forte qu’on finit par se faire à l’idée de voir passer tous ces wagons telle une vache benoîte au fond de la campagne autrichienne) c’est surtout que son sens n’est pas à comprendre je pense dans ce qui se dit mais dans ce qu’il s’y montre, et c’est bien le moins puisque c'est au coeur de ce couple-ci que se niche la thèse centrale du livre.
Derrière (à travers ?) les formules mathématiques et les équations linguistiques forcément abstruses au néophyte, Witt laisse deviner par des fulgurances inouïes le fond de sa problématique. Le TLP (ouais ça fait plus classe comme ça) est avant tout une thérapeutique, et pratiquement une thérapeutique pour malades déjà largement guéris - Witt le précise dès sa magnifique introduction. L’acide employé a pour fonction de clarifier (plutôt que d’expliquer, la nuance est gigantesque) les mots de la tribu, et de « tracer une frontière à l’acte de penser - ou plutôt non pas à l’acte de penser, mais à l’expression des pensées ». Ludwig en arpenteur, on est chez Kafka ! Mais là où le praguois finissait par désespérer de jeter le moindre trait de lumière dans l’obscurité du monde, notre bourru viennois se remonte les manches avec pas mal de courage, et autant de folie. Très pince sans rire, il pique d’une aiguille acérée les certitudes de ses prédécesseurs philosophes, pour dégonfler les baudruches, et au passage nous offre de belles perspectives sur l’abîme qui nous entoure.
Pragmatisme, immanence, rigueur, sang-froid, on pourrait multiplier les caractéristiques de sa démarche ou la résumer d’une seule formule, qu’importe ! La leçon reste la même : n’allons pas chercher midi à quatorze heure, tout ce dont nous avons besoin est sous notre main, il n’y a pas d’autres monde que notre monde, pas d’autre langue que notre langue, pas d’autres objets par delà les objets.
Et c'est parce que les choses sont si simples qu'elles sont si compliquées.