Trois Maîtres
7.4
Trois Maîtres

livre de Stefan Zweig (1920)

En 1942, Charles Baudouin, jeune philosophe nancéen, disciple et ami de Romain Rolland, rendait hommage à l’homme qui s’était volontairement donné la mort, jouant, dans son poème, sur le sens de « Zweig » qui signifie la branche.


« Stefan Zweig dont le nom est rameau plein de grâce
Ô bel arbre élancé de noble effeuillaison
Aux jeux intermittents d’élégance un peu lasse
-Fragile tu fus comme un être de race-
Doux ami généreux de nos belles saisons !


Par de tels soirs où tout est vain même les livres
Où fût-ce l’amitié rien ne peut secourir
Où la plus chaude haleine aux vitres crispe un givre
Où le vin noir du désespoir seul nous enivre
Certes on te comprend d’avoir voulu mourir


Pourtant ah c’eût été plus beau de vouloir vivre !»


L’écrivain, auquel il vouait, comme beaucoup de ses congénères, une admiration sans bornes, avait choisi de quitter la vie, renonçant à affronter un monde qui lui était devenu étranger voire hostile : l’homme avait failli à sa mission sur terre, peut-être, l’artiste, lui, restait à jamais l’un des plus grands auteurs du XXe, un maître du siècle dernier.


Trois écrivains dans son essai critique se taillent la part du lion : Zweig les définit comme des « Bâtisseurs du monde », des guides spirituels, des romanciers au sens le plus noble du terme, des artistes universels, de ceux qui façonnent une « loi de la vie » au travers de leurs personnages, à tel point qu’on parlera, dans la réalité, d’une figure balzacienne , d’un personnage à la Dickens ou d’une nature dostoïevskienne.


Balzac, Dickens et Dostoïevski trois géants du XIXe siècle : à la fois biographe et essayiste, Zweig mêle librement portrait clinique et biographie quand il interroge leur vie, puis, par l’analyse des motivations et des tourments qui les assaillent, il tente d’éclairer de l’intérieur, les mécanismes de la création.
Et le premier, duquel il se sent le plus proche, est sans doute celui que la postérité surnommera « le bourreau de la littérature française» : Balzac, l’homme capable, pour son art , de se tuer à la tâche, vissé jour et nuit à sa table de travail, en oubliant même de vivre.


Véritable démiurge que brûle la fièvre de la création, il modèle la glaise du réel pour en tirer l’œuvre de toute une vie, cette Comédie humaine plus vraie que nature, bruissant des souffles mêlés de ses créatures : Desplein l’étudiant, Rastignac l’arriviste, Louis Lambert le philosophe, Eugénie Grandet, la figure du dévouement, Le Père Goriot, martyr de l’amour paternel.
Et c’est ainsi qu’à travers les quatre murs de la pension Vauquer, Balzac parvient à faire tenir «toute la variété des tempéraments et des caractères qu’englobe l’existence.»


Fictifs, ses personnages de roman sont plus que réels, ils atteignent l’absolu et on croit entendre «l’essoufflement continu et haletant de la machine surexcitée, cette convulsion fanatique, cette rage de l’homme qui veut tout posséder et tout savoir. »
Grâce à cette volonté de puissance libre de toute entrave, Balzac devient «l’artiste créateur» si cher à Zweig, lequel admire en lui «ce génie en marche vers l’infini.»


La Comédie humaine, c’est ce qu’aurait pu ou dû devenir ses « Bâtisseurs du monde » car les deux hommes sont des êtres de même nature : ils se donnent et s’adonnent à leur passion, consacrant l’énergie de toute une vie à un seul but, leur œuvre littéraire, mais pour l’écrivain autrichien les circonstances en ont décidé autrement, interrompant prématurément ce travail d’écriture dont Zweig avait fait son arme suprême dans un combat pacifique et sans relâche devant créer un pont entre les hommes.


Pas d’ambition ni de soif de conquêtes chez Dickens, le plus intégré, le plus fêté des écrivains de son époque, et disons-le, typiquement anglais.
Les personnages de Dickens ne recherchent pas la richesse, ce qu’ils ambitionnent c’est une «mediocritas aurea », sage maxime de vie qui n’a pour but qu’un joli cottage dans la verdure, que le charme d’un bon feu, alors que mollement enfoncé dans un moelleux fauteuil à oreillettes, le maître des lieux déguste la sacro-sainte tasse de thé servie avec des muffins, bref, l’English way of life de l’époque victorienne, cette existence bourgeoise, cette douceur de vivre que l’on trouve toujours en filigrane dans les romans de Dickens.


Seulement il y a de la grandeur chez cet écrivain qui a su donner ses lettres de noblesse au quotidien, qui a su parler comme personne de l’enfance malheureuse que lui-même a connue, avec une tendresse et une justesse rarement égalées : David Copperfield, Oliver Twist peuplent notre imaginaire au même titre que des êtres de chair et de sang que nous aurions connus.
En lisant Dickens, dit Zweig, nous trouvons « intéressant et presque digne d’amour ce monde antipathique du rassasiement et de l’embonpoint. »


Mais pour Zweig, le maître absolu est Dostoïevski , ce génie flamboyant et torturé, ce visionnaire que « l’excès de ses forces entraîne vers des zones nouvelles du cœur et de l’esprit ; sans artistes comme lui, l’humanité serait sa propre prisonnière et son développement un labyrinthe.»


L’admiration que porte l’écrivain autrichien au grand auteur russe est palpable : c’est à lui qu’il consacre d’ailleurs l’analyse la plus fouillée, la plus fine, plus que d’admiration, on pourrait parler de vénération, fasciné qu’il est, sans doute, par tout ce qui l’éloigne de l’écrivain russe, cette façon d’empoigner l’existence à bras le corps, son aspect tragique « martelé par toutes les souffrances de la vie », une souffrance qui lui fait chercher Dieu, son Christ russe, comme un iconoclaste furieux.
Dostoïevski c’est celui qui veut tout , le bien et le mal, « ce sont les Karamazov, ces bêtes féroces de la sensualité, de cette joie de vivre » dont douceur et harmonie sont à jamais bannies : des personnages qui vivent dans la fièvre, la souffrance et les convulsions, car, ainsi que le proclame le grand visionnaire « Ce n’est que par la douleur que nous pouvons apprendre à aimer la vie. »


Un essai qui brille, comme toujours, par cette pénétration et cette acuité psychologiques qui caractérisent toute l’oeuvre de Zweig, doublé cette fois d’une admiration passionnée, voire d’une véritable complicité avec ces trois artistes exemplaires que le romancier autrichien érige en modèles et qui m’a donné, moi, l’envie de me replonger dans ces univers, si dissemblables mais si riches, qui témoignent, chacun à leur façon, du génie de leurs auteurs.

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le 25 avr. 2017

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Aurea

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