« Le vent hurlait. La foudre lardait le pays comme un assassin
maladroit. Le tonnerre roulait en va-et-vient sur les collines sombres
cinglées par la pluie. La nuit était aussi noire que l’intimité d’un
chat. Une de ces nuits, peut-être, où les dieux manipulent les hommes
comme des pions sur l’échiquier du destin. Au cœur des éléments
déchaînés, parmi les bouquets d’ajoncs dégoulinants, luisait un feu,
telle la folie dans l’œil d’une fouine. Il éclairait trois silhouettes
voûtées. Tandis que bouillonnait le chaudron, une voix effrayante
criailla :
Quand nous revoyons-nous, toutes les trois ?
Une pause suivi.
Enfin une autre voix, beaucoup plus naturelle, répondit :
Ben, moi, j’peux mardi prochain. »
Le roi Vérence est mort, assassiné par le duc Kasqueth. Et comme un malheur n’arrive jamais seul, le voilà condamné à hanter son château pour l’éternité, du moins jusqu’à ce qu’il parvienne à rétablir sur le trône son héritier légitime, un nourrisson vagissant qu’un serviteur courageux (ou suicidaire) s’est empressé de mettre à l’abri. Poursuivi par les sbires de l’usurpateur, le domestique fuit jusque dans la lande avant d’être rattrapé, ayant juste le temps de remettre son paquet couronné à trois femmes avant de mourir. Un trio de sorcières dépareillées mais uni comme les doigts d’une main de lépreux. Et voici Mémé Ciredutemps, Nounou Ogg et Magrat Goussedail dépositaires du destin du royaume de Lancre. Un avenir que Mémé pressent tapissé de dagues affûtées. Mais pas de quoi inquiéter nos sorcières aux goûts aussi différents que leur apparence. Pas de quoi angoisser la romantique et très fleur bleue Magrat, la bonne vivante Nounou et encore moins Mémé, l’experte en têtologie.
L’accroche de Trois Sœurcières ne laisse planer aucun doute. Le sixième opus des « Annales du Disque-Monde » se place d’emblée sous les auspices du théâtre et de l’un de ses représentants les plus illustres, Shakespeare. Le récit abonde ainsi en trouvailles réjouissantes, en clins d’œil, allusions et autres références amusantes, se permettant même quelques passerelles en direction de l’univers des contes. De quoi satisfaire les zygomatiques des amateurs d’intertextualité débridée.
Mais le roman ne se cantonne pas qu’à cela, oscillant entre la satire de nos mœurs (si si !) et la parodie de l’univers de carton pâte des pièces de Shakespeare. Terry Pratchett fait montre d’un mauvais esprit jubilatoire, tout en saillies drolatiques et nonsense assumé. Il évite de surcroît l’écueil des digressions superfétatoires et foutraques, un point qui m’avait profondément agacé dans Sourcellerie.
Le trio de sorcières porte littéralement l’histoire sur ses épaules, lui impulsant un rythme endiablé, non dépourvu de morceaux de bravoure, comme un sortilège déplaçant le royaume de Lancre quinze ans dans l’avenir. La benjamine Magrat Goussedail, encore un peu verte et naïve, l’expérimenté Nounou Ogg (on passera sous silence ses nombreux domaines d’expertise) à la progéniture prolifique et Mémé Ciredutemps, la sorcière traditionaliste dotée d’une poigne de velours dans un gant de fer, toutes trois vont donner du fil à retordre au couple des usurpateurs assassins, Lord et Lady Kasqueth. Deux âmes damnés tiraillées entre folie homicide et névrose maniaco-dépressive, dont les actes ne tardent pas à faire l’unanimité contre eux, y compris le royaume lui-même qui, tel un vieux chien en mal d’affection, s’ébroue d’un mécontentement assez élevé sur l’échelle de Richter.
Parmi les autres personnages de Trois Soeurcières, n’oublions-pas le fou du roi, à qui le destin moqueur réserve un drôle de sort, si l’on fait abstraction bien sûr de son coup de foudre pour Magrat. Hwell, le pygmalion de la troupe de théâtre d’Olwin Vitoller. Un nain titillé par la muse et n’étant pas la moitié d’un auteur génial. Et Tomjan, l’héritier survivant du royaume de Lancre, qui préfère les feux de la rampe aux dorures du trône. Du beau monde, je vous le dis, pour un roman tenant toutes ses promesses et peut-être même davantage.
Bref, Trois Sœurcières se révèle à tous points de vue un point culminant du cycle. C’est un roc ! C’est un pic ! C’est un cap ! Que dis-je, c’est un cap ? C’est une péninsule !
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