A quoi ressemblera le monde dans 1000 ou 2000 ans, aussi paradoxal que cela puisse paraître, la plupart des romans de SF se déroulent dans un futur relativement proche, parfois indéterminé mais rarement très éloigné de notre présent. Evidemment, il existe de nombreuses exceptions, dont Dune qui se déroule plus de 10 000 ans après notre ère, ou Fondation (22 000 ans). L’une des difficultés à s’éloigner ainsi de notre présent, c’est de perdre ce qui fait la spécificité du discours de la science-fiction, à savoir interroger le futur pour mieux comprendre et interpréter notre propre époque. Alors, il existe une alternative qui s’affranchit de cet écueil et qui consiste à écrire un roman postapocalyptique. D’ailleurs, si l’on observe l’évolution actuelle de nos sociétés, c’est peu ou prou ce qui nous pend au nez. Mais sans aller vers cet extrême, imaginer ce que deviendra l’humanité dans ne serait-ce que 500 ans n’a rien d’une évidence tant nos sociétés modernes paraissent instables et en perpétuelle mutation. Certains auteurs de SF, comme Vernor Vinge, ont même mis en avant le concept de Singularité. A savoir qu’au-delà d’un certain niveau technologique, les évolutions, notamment en matière d’intelligence artificielle, sont impossibles à déterminer car bien trop imprévisibles et rapides, celles-ci s’auto-alimentant sans même avoir désormais besoin du concours de l’homme. On laissera à Vernor Vinge la paternité et la responsabilité d’une idée pas forcément partagée par ses confrères scientifiques, mais elle donne un aperçu de la difficulté qu’il peut y avoir à appréhender un futur très éloigné. Cette difficulté ne semble pas avoir le moins du monde inquiété Ada Palmer, qui dans Trop semblable à l’éclair, son premier roman, imagine l’évolution sociale et technologique de l’Humanité dans un peu moins de 500 ans. Camarades, accrochez-vous bien car dans le premier volume d’une série (Terra Ignota) qui devrait en comporter quatre autres, Ada Palmer ne ménage pas son lecteur tout au long des 650 pages de cet impressionnant récit. A noter que les deux premiers tomes du cycle forment un diptyque qu’il est préférable de lire successivement, d’une part parce qu’à la fin de Trop semblable à l’éclair vous ne serez arrivé qu’à la moitié de cette histoire, d’autre part parce que cet univers est incroyablement complexe et nécessite beaucoup d’efforts et de concentration pour en saisir toutes les subtilités ; il serait dommage d’avoir oublié trop d’éléments de compréhension entre vos deux lectures.
Nous sommes en 2454 et après de multiples conflits, qui ont failli signer son anéantissement, la Terre s’est radicalement transformée. Grâce à l’invention de la voiture volante, chaque point du globe est devenu accessible en moins de deux heures de vol. Ce rapport au temps et aux distances a ainsi radicalement modifié notre organisation sociale. Les Etats-nations se sont progressivement effacés au profit d’une vie collective non plus fondée sur la nationalité des individus, mais sur leurs goûts, leurs orientations politiques ou idéologiques. Dix milliards d’êtres humains se divisent désormais en sept grandes “Ruches” aux idéaux bien distincts (les très stricts Maçons, les bienveillants Cousins, les Utopistes tournés vers les étoiles, les Humanistes avides de dépassement de soi, les plus cérébraux Gordiens ou bien encore les très terre à terre Européens et Mitsubishi), la cellule familiale traditionnelle a explosé au profit des bashs, ces communautés où les gens se regroupent par affinités pour élever leurs enfants, et la religion a fait l’objet d’une prohibition presque totale, renvoyée à sa dimension personnelle ; il est ainsi strictement interdit de parler de religion à plus de deux personnes. C’est la raison pour laquelle existent des Sensayers, sorte de confesseurs privés à mi-chemin entre le prêtre et le psychanalyste. Chaque individu est également relié à un réseau de traceurs, ces petits appareils personnels chargés de faciliter les communications et d’indiquer en temps réel la position de tout un chacun. La question du genre a bien évidemment également évolué, pas question de désigner un être humain par son sexe, d’autant plus que certains prennent un malin plaisir à brouiller les pistes par leur accoutrement ou parfois même par des évolutions physiques (génétiques ou chirurgicales). Au lecteur de déterminer si le personnage est un homme ou une femme, quitte à se rendre compte deux cents pages plus loin qu’il s’était littéralement fourvoyé, ou bien à s’en affranchir (ce que personnellement j’ai fini par faire). Mais nous reviendrons un peu plus loin sur cette question. Dernier point et pas des moindres pour comprendre le mode de pensée de nos futurs descendants, la philosophie des lumières semble avoir imprégné très profondément une société qui se veut utopique et éclairée. Ne vous étonnez donc pas de croiser régulièrement dans les dialogues, des références explicites ou implicites à Rousseau, Voltaire ou bien encore Diderot (bon, et à Sade lors d’un chapitre d’anthologie).
L’ensemble est donc à la fois riche et complexe à appréhender, Ada Palmer s’adressant directement à l’intellect du lecteur plutôt qu’à son ressenti ou à ses émotions. Il vaut mieux donc avoir de solides références dans le domaine des humanités pour saisir toutes les implications des références que l’auteure dissémine tout au long de son roman. Consciente de la difficulté que cela peut représenter, Ada Palmer ne réussit pas toujours à éviter l’écueil du didactisme et il n’est pas rare qu’elle cède à quelques explications un peu pesantes, qui alourdissent indiscutablement son récit. Arrivé à ce stade du texte, vous vous dites tout de même que vous n’en savez pas beaucoup plus sur le scénario de Trop semblable à l’éclair…. et vous aurez raison. Mais c’est à l’image de ce roman, qui met beaucoup de temps à progresser dans son intrigue ; sur les 650 pages du texte, je dirais que les 300 premières servent à l’exposition de l’univers. En poussant la logique un peu plus loin, on pourrait même affirmer que le roman est dans son intégralité un volume d’exposition. D’où son côté un peu frustrant.
Mais venons-en au fait. Le récit est raconté par un certain Mycroft Canner, individu que l’on sait rapidement peu recommandable car condamné à une peine de “Servant”. Une sorte de liberté conditionnelle qui l’oblige en contrepartie à remplir des missions d’intérêt général, du ramassage des ordures à la corvée de chiottes, rien ne lui est épargné. Sauf que Mycroft, dont on sait assez peu de choses, a l’oreille des puissants. Tout au long de son récit, il ne cesse de croiser les Grands de ce monde. Les dirigeants des Ruches font régulièrement appel à ses services et Mycroft dispense volontiers ses conseils, avec un mélange de servitude affectée et de roublardise. Cet homme cache des choses, c’est une évidence. Donc Mycroft est au service de l’un des bashs les plus puissants de la planète, puisqu’il a la charge du réseau de voitures volantes. A priori au-dessus de tout soupçon, le bash Saneer-Weeksbooth est mêlé, à l’insue de son plein gré, à une sombre histoire de vol et doit faire face par ailleurs à une série d’accidents de voitures volantes, un événement extrêmement rare… et donc très perturbant. Mais quel est exactement l’objet du délit. A priori rien qui puisse changer la face du monde, un simple article publié par l’un des plus puissants journaux de la planète (associé à la Ruche Mitsubishi), contenant la liste des sept-dix. En gros la liste des dirigeants les plus puissants du monde. Chaque journal publie annuellement une liste similaire et le palmarès détermine quelles seront à l’avenir les Ruches les plus attractives et donc à terme les plus puissantes puisqu’elles attireront en conséquence des citoyens toujours plus nombreux. De quoi faire basculer l’équilibre du monde. Pour résumer, cette liste fait la pluie et le beau temps en matière de politique internationale. Mais ce n’est pas terminé car ce petit coquinou de Mycroft cache un secret bien plus considérable, il est en effet le protecteur d’un garçon d’à peine 13 ans, capable de réaliser de véritables miracles (oui, comme changer l’eau en vin et multiplier les petits pains). Une véritable petite bombe dans une société où, rappelons-le, toute forme de religion a définitivement été bannie de la sphère publique. Plusieurs pistes s’ouvrent donc dès l’entame du roman. Le vol de la liste des sept-dix et les accidents de voiture volante sont-ils liés ? Qui a donc pu commettre un tel crime ? Pour quelles raisons ? Qui est donc ce jeune prodige aux pouvoirs mystérieux et dans quelle mesure peut-il renverser l’ordre établi ? Et enfin, question subsidiaire mais néanmoins essenteille : putain mais qui c’est ce Mycroft bordel ?
Inutile de tourner autour du pot, le roman d’Ada Palmer est dense, très dense même et assez peu facile d’accès. En revanche il est d’une richesse assez folle et d’une inventivité qui force le respect. On ne peut qu’admirer la capacité de l’auteure à imaginer un univers aussi riche, aussi complexe et pourtant parfaitement cohérent. La contrepartie c’est que vous allez en baver pendant une centaine de pages (voire davantage) et parfois ne pas tout comprendre. Mais progressivement l’univers se met en place et fait sens, à un moment ou à un autre. Je vous cacherai pas que le roman contient quelques longueurs et des dialogues parfois un peu nébuleux, mais bien moins qu’on aurait pu le croire car la narration reste relativement dynamique et plutôt inventive (mêlant des phases dialoguées à la manière du théâtre, des phases de narration plus classiques, des apartés du narrateur avec son lecteur ou même des extraits de rapport ou de compte-rendu). En revanche, quelques détails demeurent agaçants comme cette confusion que la narration entretient au sujet du sexe des personnages, dont on ne sait jamais s’ils sont des hommes ou des femmes. Lors des dialogues, les personnages ne sont pas genrés et l’auteure emploie le pronom personnel “on” (pour il ou elle) ou “ons” (pour ils ou elles), Mycroft en revanche emploie des pronoms genrés, mais nous oriente régulièrement sur des fausses pistes (pas vraiment fiable le gars). Ce n’est que parfois 200 pages plus loin dans le récit que l’on se rend compte que le personnage dont on croyait qu’il s’agissait d’un homme, est en réalité une femme. Ce n’est pas tant qu’il est perturbant de ne pas savoir exactement le sexe des personnages, à la rigueur on s’en fout un peu, mais à la lecture, l’emploi du “on” oblige parfois le lecteur à relire deux fois la même phrase pour savoir exactement de quel personnage l’auteur parle. C’est pénible car cela nuit un peu à la fluidité de la lecture, mais ceci dit, on finit par s’y habituer. Chapeau bas tout de même à la traductrice Michelle Charrier, qui a certainement dû beaucoup transpirer sur cette traduction. Autre élément un peu poussif, la multiplicité des personnages et des titres/fonctions (souvent nébuleux) n’aide pas à structurer l’histoire, il faut un certain temps avant de repérer qui est qui, qui fait quoi, qui appartient à quelle faction…… prise de tête garantie avant que la lumière n’éclaire le lecteur.
Bon, mais au final, c’est bien ou pas Terra Ignota ? Alors à l’issue de ce premier tome il est assez difficile de répondre précisément car ce premier volume ne contient que la moitié de l’histoire de Mycroft Canner. Il n’en demeure pas moins que l’univers d’Ada Palmer est assez fascinant, l’auteure fait preuve d’un talent indéniable dans l’architecture de son récit en plus de faire étalage de son immense culture et , malgré quelques défauts de narration et un style parfois un peu lourd, l’ensemble reste brillant et passionnant.