"I reached out for something to attach myself to—and I found nothing. But in reaching out, in the effort to grasp, to attach myself, left high and dry as I was, I nevertheless found something I had not looked for—myself."


Parfois nous rencontrons des auteurs émettant des phrases qui ont le pouvoir de nous happer tel un train. Parmi les nombreuses citations de Miller notées dans un coin de mon esprit, ce court extrait de "Tropic of Capricorn" m'est apparu comme le plus à même de résumer à la fois l'esprit insufflant son oeuvre, et l'impact qu'il eut sur ma façon d'être : "the thinking that gets you nowhere can take you everywhere".


Je serais incapable d'expliquer une telle phrase ou la raison pour laquelle son importance s'est imposée à moi. C'est peut-être pour ces mêmes raisons que "Tropic of Capricorn" a définitivement changé mon rapport à la littérature.


"Tropic of Cancer", sorti cinq ans auparavant, exposait au présent les frénétiques gesticulations d'un ersatz de l'auteur dans un Paris bohème et repoussant. Dénuée de toute volonté de récit, le travail de Miller était un pavé dans la mare de la littérature : pourquoi s'intéresser à de telles jérémiades ? La réponse était bien difficile à construire, puisqu'à peine le livre refermé, il ne semblait rien rester qu'une douloureuse sensation d'avoir été piqué là où il le fallait.


"Tropic of Capricorn" se concentre sur des évènements antérieurs, à savoir la jeunesse de Miller en Amérique. Loin de proposer un récit de souvenirs cohérent, le travail de remémoration du passé semble pour Miller être un prétexte de poursuivre le travail de sape du langage, persévérant dans des divagations frénétiques et vociférantes, le tout dans un style littéraire trop unique pour mériter la honte de la comparaison.


La littérature s'est souvent imposée comme une voie d’égout pour l'humain, le papier semblant être la surface idéale pour cracher son venin. Il y a cependant un monde entre ceux qui règlent leurs comptes par écrit, en l'absence de leurs adversaires, et ceux qui semble juste prendre plaisir à peindre de sales images avec des mots. Il serait possible de situer Miller dans cette deuxième catégorie, tant le sentiment d'horreur face à l'existence même s'impose comme le carburant alimentant ses mouvements. Le comble, c'est que Miller ne semble pas avoir besoin d'arguments pour justifier sa haine du monde. Elle est ancrée en lui, elle a valeur de fondation : "There will always be a cunt or a revolution around the corner, but the mother who bore me turned many a corner and made no answer, and finally she turned herself inside out and I am the answer."


Je n'ai aucune idée de comment le terme "con", désignant originellement le sexe féminin a-t-il pu devenir une insulte. En lisant Miller, j'ai néanmoins une intuition. Son existence entière semble tourner autour de l'embarras représenté par le sexe féminin. Ce dernier est toujours là pour le tenter, le séduire "malgré lui". Cette tension permanente qui emprisonne et nous libère, représente à l'essence même de "Tropic of Capricorn". Pour peu qu'on arrive à y rentrer, les relents d'enfer qui constituent un tel livre dégagent une puissance que j'ai rarement ressenti ailleurs dans la littérature. Tout y est toujours trop. Les personnages abusent constamment de tout ce qui est bon ou mauvais. Personne ne semble avoir de limites, personne ne semble en vouloir. Même la prose dégueule dans tous les sens, refuse de suivre une norme, se perd dans les digressions. Vers la moitié du livre, la furie est telle que les jérémiades culminent en une série de monologues hallucinés où le sens est définitivement perdu et rien d'autre ne semble ressortir que le sentiment d'inadéquation fondamentale du narrateur face à la vie elle-même.


Auteur omniscient, l'être de Miller infuse tellement ses pages que le lecteur peut se sentir complètement écrasé par sa prose. Ce qui est à la fois terriblement attirant et horrible, c'est la manière dont on se sent trotter jusqu'à la fin de chaque phrase, avec l'illusion que le nirvana nous attend au moment où sonnera le point final. Évidemment tout ce qui est rencontré c'est la déception, l'orgasme verbeux n'aura pas lieu. Mais déjà une autre phrase commence et le jeu repart. Miller semble suffisamment bien connaître l'esprit humain pour le maintenir dans un état d'emprise. Il nous parle là où on ne le souhaite pas et pourtant on s'entend dire "continue", honteusement.


Il n'est alors pas étonnant de voir que le personnage joué par Robert de Niro dans "Cape Fear" maintient sous emprise une jeune femme avec un exemplaire de "Sexus". Il y a d'ailleurs un autre film de Scorcese qui fait référence à Miller, c'est "After Hours". Le personnage principal y lit "Tropic of Cancer". La présence du livre est prétexte à démarrer une conversation qui entraînera diverses pérégrinations, un engrenage infernal de situations, toujours dans un lien avec le sexuel.


Tout au long de "Tropic of Capricorn", j'ai eu cette sensation que Miller cherchait à exorciser quelque chose par l'intermédiaire des mots, redoublant sans cesse la mise pour essayer de détruire un objet, qu'importe si ce dernier semblait plutôt sans cesse s'imposer au fil des tentatives comme étant définitivement hors de portée. Vers les deux tiers du livre, l'entreprise de destruction est telle que Miller finit par se noyer. Les complaintes changent d'objet à toute vitesse, se font et se défont si vite qu'il est impossible de les suivre. Le livre devient alors illisible, le sens ne tient plus et il ne nous reste que la beauté de l'agencement des mots. "Tropic of Capricorn" devient vain, fatiguant, un plaisir intense mais sans reste, comme un coup d'un soir qui ne peut se raconter qu'au présent. Nous ne sommes plus avec un Miller brisant mur après mur pour créer l'espace nécessaire à la respiration. Cela devient Miller qui construit lui-même les murs de sa propre prison.


C'est dans ses toutes dernières pages que semble se révéler, à demi-mots, le sujet sensible que couvrent les hurlements : "All my Calvaries were rosy crucifixions, pseudo-tragedies to keep the fires of hell burning brightly for the real sinners who are in danger of being forgotten". Miller apparaît alors différemment. Comme un animal blessé, tentant désespérément de cicatriser une peine dont il ressent la douleur sans en connaître la location. Prédateur verbal, Miller devient alors tigre de papier. Les masques tombent, pendant quelques pages on croit voir ce dont il est fait au-delà de ces mots... une sensation de splendeur, d'extase, de fin de la langue apparaît pour disparaître aussi vite qu'elle est venue. Et déjà nous voilà à être témoins de Miller reprenant à nouveau de la vitesse pour dévaler toujours plus amplement la pente du manque.


Si tout cela ne fait pas grand sens c'est tant mieux.

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le 27 mai 2024

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