Farce caustique composite mais tout de même assez brouillonne, « Turandot ou le Congrès des Blanchisseurs » intimide, dès son titre, par le contraste entre « Turandot » et la mention de « Blanchisseurs ». On sait que « Turandot » est avant tout un opéra de Puccini, mettant en scène une princesse chinoise qui décapite ses amants potentiels s’ils ne savent pas résoudre trois énigmes. On a reconnu, derrière cette fable, le mythe du Sphinx et d’Œdipe. Ce n’est d’ailleurs pas Puccini qui a inventé cette histoire. Il l’a adaptée d’un autre auteur italien, Carlo Gozzi (l’un des deux grands représentants de la « Comédie Italienne » du XVIIIe siècle, avec Goldoni). Et Gozzi lui-même s’est inspiré d’une ancienne légende persane...

L’opéra de Puccini, par son sérieux, voire son côté tragique, inspire le respect. Il appartient à ce répertoire d’œuvres panthéonisées dont la connaissance, même superficielle, vous place dans la bonne société « Qulturelle ». Et voilà notre Brecht qui transforme cette icône intouchable en grosse farce caricaturale ! Surtout que mêler la princesse Turandot à des « blanchisseurs », ça fait désordre. Comble de l’irrespect, dans la pièce de Brecht, la princesse Turandot est une nymphomane bon teint, qui rêve de se donner à n’importe qui pourvu qu’elle trouve un mari, et ses répliques sont pleines d’ambiguïtés sexuelles qui ne manquent pas de réjouir.

Bon, de quoi s’agit-il ? Dans une Chine de fantaisie, mais dont on devine qu’elle n’est pas si ancienne que cela, il y a un Empereur capricieux (il menace constamment d’abdiquer à la plus faible contrariété), qui doit faire face à un problème économique : une surproduction de coton (base de l’habillement des Chinois). Donc, les prix du coton s’effondrent, et ne rapportent plus rien ni aux cultivateurs ni à l’Empereur qui contrôle la production et perçoit des impôts sur le revenu. On y verra sans problème une crise capitaliste classique, voire une redite de la crise de 1929. Yau Yel, le frère de l’Empereur, cherche à faire remonter les cours du coton en le soustrayant au marché, et en le dissimulant dans les entrepôts impériaux. Coup classique des « accapareurs-spéculateurs », qui sévissaient dès la Révolution Française de 1789.

Donc, sans coton, le peuple ne peut plus s’habiller (d’où un groupe de « sans-habits »), et devient sensible aux appels à la révolution communiste diffusé par le meneur Kai Ho (on ne le voit jamais dans la pièce, mais, comme on est en Chine, et que la pièce de Brecht est de 1954, ce Kai Ho ressemble pas mal à Mao Zedong, du temps où il cherchait à prendre le pouvoir).

Sur cette toile de fond, Brecht peint la problématique centrale de la pièce : la compromission sordide des intellectuels officiels, les Tui (mot bizarre fabriqué sur un jeu de mots en verlan, « Telleckt-Uel-In », « Intellectuels »), qui sont honorés et gagnent bien leur vie tant que les opinions qu’ils vendent en espèces sonnantes et trébuchantes sont favorables à la politique menée par l’Empereur. Ces trafiquants d’idées et d’opinions n’ont de pouvoir que parce que la masse du peuple est ignorante et incapable d’avoir des opinions valables par elle-même ; mais, si par hasard une révolution communiste triomphait, tout le monde pourrait faire des études, et on n’aurait plus besoin d’une caste dirigeante d’intellos stipendiés.

Brecht dénonce donc à la fois la vénalité et la vacuité de cette caste, et l’inégalité culturelle au sein de la population chinoise. Le décor chinois est d’autant plus pertinent qu’on sait le rôle majeur qu’y ont joué les mandarins officiels, fonctionnaires lettrés très conservateurs, au service de l’Empereur. Pour introduire un élément comique de plus, dans une pièce qui fourmille de répliques ironiques et acerbes, Brecht a fait de la princesse Turandot une sorte de poupée sex-symbol, qui a visiblement chaud aux fesses, et qui sera donnée en mariage au Tui qui, lors d’un concours, saura le mieux satisfaire l’Empereur dans ses discours de propagande.

Les passages comiques sont nombreux, dont celui où un candidat Tui prononce un discours devant une corbeille de pain qui monte ou qui descend sous son nez selon que ses phrases sont jugées un peu trop « à droite » (favorables à l’Empereur, à la hiérarchie sociale traditionnelle) ou un peu trop « à gauche » (allusions favorables à Kai Ho). La bouffonnerie prend bien une ampleur brechtienne quand on voit un chef de bandits de la pire espèce, Gogher Gogh, s’imposer comme chancelier en dépit de son manque radical d’instruction, et imposer des règles d’oppression mafieuse à la population (racket sous prétexte de « protection » accordée aux boutiquiers). Quand on a lu « La résistible Ascension d’Arturo Ui », il est difficile de ne pas reconnaître en Gogher Gogh et sa bande une simple transposition d’Hitler et des nazis. La gestion de la culture par Gogher Gogh ne manque pas de sel, elle non plus :pour que ce bandit puisse réussir aux examens de « Tui », il fallait, non pas qu’il connaisse les bonnes réponses, mais que ce soit aux examinateurs de lui poser les bonnes questions. Attitude franchement soixante-huitarde (voir les revendications estudiantines sur les examens de cette époque), et l’on comprend que les soixante-huitards, dans leur ivresse d’imposer des examens sans aucune difficulté, n’aient pas retenu cette pièce de leur idole Brecht, parce qu’elle répondait par avance, et sur un ton cinglant, à leurs idéaux « révolutionnaires » ! La scène 5b contient un discours interminable et vide qui n’est pas sans évoquer celui de Petit Jean dans « Les Plaideurs » de Racine.

En revanche, cette pièce grouille trop de personnages, de clans et de coteries en tous genres. On a du mal à s’y retrouver, dans certaines scènes où tout le monde est présent, et représente des intérêts et des objectifs différents.

Charge impétueuse et grotesque contre la marchandisation de la pensée, les manœuvres de la propagande politique, la vacuité des spéculations philosophiques sans portée pratique, et l’asservissement intéressé des intellectuels au pouvoir, le « Turandot » de Brecht appelle à une libération de la pensée, et à l’insurrection nécessaire de l’esprit contre les pouvoirs abusifs.
khorsabad
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le 4 févr. 2015

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