« Toutes les passions d’un vaisseau qui souffre », c’est l’épigraphe judicieusement choisie par André Gide pour ce court roman qu’il a traduit.
Joseph Conrad l’a écrit en 1900 et 1901, en anglais. Il faut préciser « en anglais » car Conrad était un noble polonais d’origine, et parlait aussi l’allemand. À 17 ans il part à Marseille où il se fait mousse (et apprend le français), avant d’entrer dans la marine marchande britannique. C’est donc l’œuvre d’un polyglotte, ce qui me laisse songeur sur le processus de création d’un tel esprit – d’autant plus que Typhoon fut écrit en anglais et non dans la langue maternelle de l’auteur.
Le style
Cela tourne au palimpseste linguistique quand on sait que le livre est traduit par André Gide, dont j’ai lu qu’il écrivait à son ami Conrad : « Je ne me contente pas de revoir le texte minutieusement ; je le réécris presque complètement. »
Le style est proprement remarquable et – chose rare – c’est un roman que je conseillerais à la lecture pour les qualités de la prose, indépendamment de la narration.
Il y a longtemps qu’une lecture-plaisir m’avait appris autant d’expressions (« se monter le coup ») et de vocabulaire, entre l’argot (« riflard) et le lexique maritime (« rouf », « étançon », « bossoir », « glène »…) ou simplement peu courant (« batayole » : montant vertical d’une rambarde). Les tournures de phrase de Gide sont complexes elles aussi, et ce livre est court mais demande à son lecteur une réelle attention.
Le récit
Cette langue riche est mise au service d’un court récit (180 pages), bien construit. Un bon récit c’est un début, un milieu, une fin. Ici, l’introduction occupe les 50 premières pages. Conrad nous décrit délicieusement l’équipage du Nan Shan et son départ en haute mer avec sa cargaison de coolies chinois.
Dans ce début de roman, Conrad prend le point de vue d’un personnage pour en décrire un autre, cite les lettres de l’autre pour ensuite faire une digression sur la jeunesse d’un tel… Récit et navire quittent le port avec aisance, et plaisir grâce à l’humour dont Conrad sait user. N’était le titre, le lecteur pas plus que le marin ne pressentirait le typhon à venir.
Le capitaine Mac Whirr est un homme qui, s’il devait se réincarner, prendrait certainement la forme d’un bœuf. À la fois puissant et taciturne, il est aussi naïf et généreux. C’est un personnage que je trouve très réussi, parce qu’ambivalent. Homme sans qualités, parfois ridicule, mais attachant et rassérénant au plus fort du cataclysme.
Sur sa face halée, par contre, le poil roux et flamboyant semblait une poussée de fils de cuivre coupés au ras de la lèvre […]. À vrai dire les écarts fantaisistes lui étaient aussi interdits que le montage d’un chronomètre au mécanicien qui ne pourrait disposer que d’un marteau de deux livres et d’une scie.
Bien que bon marin, il manque trop d’imagination et dédaigne trop la science de la navigation pour éviter à son navire d’entrer au cœur d’un typhon.
Ledit typhon, promis par le titre, occupe le centre de l’histoire. Une centaine de pages qui semblent en durer bien plus. Ce constat n’est pas un reproche, au contraire : Conrad nous donne une impression frappante des tourments d’une tempête dont on ne sait pas si on s’en tirera, et comment. Toute la puissance des éléments se déchaîne, et le vertige prend aussi le lecteur. Malgré l’apparent chaos des événements, la narration avance. En suivant Jukes, le second, nous traversons les états d’âmes du marin en perdition et les parties du navire éprouvé : coursive pleine de marins apeurés, entrepont où les coolies forment « un monticule grouillant de corps » et se battent, salle des machines où hommes, turbines et chaudières luttent contre la tempête dans une ambiance irréelle, passerelle où le capitaine reçoit stoïquement les trombes d’eau que l’univers lui destine… Il faut le lire pour le voir.
Une ellipse bien faite emmène le lecteur à la conclusion du récit, aussi habilement menée que l’introduction : là encore les points de vue de plusieurs protagonistes sont employés.
Au terme de la lecture, on aura lu un superbe tableau des passions humaines, dans ce microcosme qu’est un navire affronté aux événements naturels les plus brutaux. Je recommande fortement.