Je déteste l'idée qu'une oeuvre littéraire soit si impénétrable aux lecteurs qu'elle fera dire à certains avec, de mon point de vue, une bonne dose d'affectation : "C'est un roman qui se mérite."
Je déteste l'idée même qu'une oeuvre "se mérite", cela exclut d'emblée le lecteur du travail de l'auteur, donnant au premier le sentiment de son insuffisance et au second une sorte de divinité auto-proclamée plutôt snob. Si l'auteur n'écrit pas pour le lecteur et s'il n'écrit que pour lui et sa sanctification littéraire, peut-on encore dire de lui que c'est un écrivain ?
Rappelons qu'"Ulysse" est paru en 1922, c'est-à-dire il y a tout juste un siècle. Ecrit par l'Irlandais James Joyce, le roman se déroule sur une journée de déambulation dans Dublin. Comptant plus de mille pages, la narration s'étire d'heure en heure et se partage entre une galerie de personnages parmi lesquels Leopold Bloom et Stephen Dedalus, figurant respectivement Ulysse et Télémaque.
Concernant la lecture laborieuse (quel euphémisme !) d'"Ulysse", si j'étais parfaitement honnête avec vous, avec moi-même et avec l'auteur, je ne noterais pas mon ressenti de lecture (car je rappelle qu'il n'est pas question ici de donner une note à l'oeuvre mais bien à ma lecture) ; toutefois je vais quand même attribuer une note minimale pour montrer que j'ai perçu (sans l'apprécier) le perturbant exercice de style auquel James Joyce s'est livré. Comment passer à côté quand cette narration ne ressemble objectivement à aucune autre ? est-ce en cela que ce roman monstrueux se voit décerner l'étiquette tant convoitée de chef-oeuvre ?
Mais comme nous le disions entre camarades de lecture commune (car oui, il aura fallu la motivation d'une lecture commune pour me donner le courage de me lancer à l'assaut de cette forteresse imprenable), est-ce qu'un roman qui n'apporte aucun plaisir peut légitimement se prévaloir du noble titre de chef d'oeuvre ?
Car, sincèrement, en ce qui me concerne, il n'y eut pas de plaisir de lecture. Il n'y eut pas, non plus, de connections directes et explicites entre le récit d'Homère et le roman de Joyce. Je n'ai pas perçu les symboliques mais seulement subi une logorrhée déstructurée et lassante, crispante et assommante ; fouillis de correspondances, de liens, de références donnant lieu à une infinité de notes de bas de page exégètes si érudites qu'elles se révèleront aussi inaccessibles que le récit qu'elles tentent d'éclairer. J'ai simplement été "engluée" pendant des mois dans un flux de pensées pour moi sans queue ni tête qui ne présentaient pour moi, la majorité du temps, aucune cohérence voire aucun intérêt. Sans parler qu'une fois lue, une phrase était aussitôt remisée dans les limbes inaccessibles de mon cerveau. #auxoubliettes
J'ai discuté récemment de ma lecture avec plusieurs Babeliotes, j'ai essayé de leur (dé)montrer à quel point je m'étais accrochée à ma lecture, essayant diverses stratégies comme lire à voix haute (à l'instar des épopées antiques d'Homère), ou comme laisser décanter chaque phrase avant de passer à la suivante (étant donnée la taille du livre, je ne suis pas sûre qu'à ce rythme je l'aurais terminé avant l'heure funeste de mon trépas) ; et puis, à un moment, ce fut le déclic - la révélation ! - et j'ai lâché prise ; j'ai pris du recul et je me suis posé cette question fondamentale : "Gwen, est-ce qu'un livre dont la lecture nécessite de consulter sa page wikipedia en continu pour le comprendre mérite-t-il d'être lu ?" #pertedetemps
Moi dont le passage sur terre est limité en temps, moi dont le nombre de livres que j'aurai la chance de lire est limité par mon passage sur terre ? et la réponse fut NON. A partir de ce moment, soulagée d'un grand poids, j'ai terminé ma lecture assez rapidement, sans chercher à la comprendre, terrassée par le dernier chapitre long de plusieurs dizaines de pages sans aucune ponctuation et qui laisse le mot de la fin à Molly/Pénélope, faisant expirer le récit à l'issue d'un interminable monologue. #conscienceenpaix
La traduction française d'"Ulysse" a nécessité les efforts, les nuits blanches et la sueur aigre de douze traducteurs. Encore un mérite à mettre au compte de ce "chef d'oeuvre", à côté des insignes "Roman le plus imperméable de tous les temps" et "Roman le plus soporifique et inextricable de tous les temps" ?
Nul doute qu'"Ulysse" fera encore longtemps parler de lui dans les sphères littéraires supérieures, nul doute qu'il fera encore bâiller d'ennui des myriades de lecteurs non-initiés destinés à le rester ou plutôt destinés à rester incultes et humbles devant l'insaisissable. Ce sentiment d'infériorité n'en est pas un d'échec et c'est avec soulagement que je vais pouvoir poursuivre ma vie de courgette, euh, pardon, de lectrice.