De ce rien.
« C’était une sensation de vérité. Elle ne se sentait pas banalement remplie, mais annihilée, vidée de sa personnalité, réduite en poussière. Sa matière elle-même transformée, sa personne...
le 25 août 2015
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Christine Angot entreprend une nouvelle fois de nous raconter sa vie. Cette fois-ci, elle adosse son roman au modèle de Proust, cité à la fin: une vie déroulée, que vient expliquer et innerver une illumination finale, qui elle-même aboutit au livre que nous tenons entre nos mains. Mais le modèle est inversé: la narration ne superpose presque jamais les strates temporelles, la phrase est peu construite, maniant la juxtaposition jusqu'à l'anacoluthe, et, surtout, l'envers des êtres et des évènements ne nous est jamais révélé, puisque l'analyse arrive à la fin. Là aussi, Proust est renversé: la révélation n'est pas l'apanage d'un personnage seul, frappé par le spectacle du temps, mais le fruit d'une conversation, lentement renouée, entre Angot et sa mère, éclatant dans un dialogue plus proche du dialogue philosophique (en tant que genre) que des pauvretés du reste du roman.
Pour que l'effet de révélation ait lieu, la narratrice choisit d'aplatir complètement la quasi-totalité de son récit. Le résultat est un procès-verbal le plus souvent maladroit, que les adversaires de l'auteure vont avoir beau jeu d'exhiber. On pourrait arguer que la pauvreté stylistique d'Angot ne date pas de ce livre, mais, en l'occurrence, la virtuosité technique cadrerait mal avec le propos: il s'agit d'épouser la vision qu'a la mère de l'auteure de sa propre histoire, qu'elle a trouvée "normale", avant que le dialogue final ne vienne tout remettre en cause. Il s'agit, plus encore, de rendre la banalité d'une vie provinciale, petites joies, petites misères. La mise en relation avec les grands phénomènes historiques vient plus tard, patience.
Rendre la vision de sa mère, c'est, pour Angot, rendre son aveuglement quand aux viols incestueux qu'elle a subis. Ainsi, les lecteurs que repoussent les menues descriptions d'enculage paternel pourront sans mal lire ce livre-là, et profiter de leur statut inconfortable de témoins impuissants: eux savent que la petite Christine est violée, savent l'horreur tapie entre deux phrases ("Juste avant de partir, il était venu me voir dans ma chambre. Le lendemain, quand il a téléphoné, il a demandé à la réception qu'on la lui passe directement."), comprennent les signes sur lesquels la mère se trompe ("J'avais l'air énervée comme si je reprenais ma vie avec elle à regret."). Les critiques professionnels parleront de livre apaisé, de livre réconcilié, comme on parle d'album de la maturité ou de film de maître. Ils parleront aussi de livre-somme, peut-être, car Angot, dans une tradition freudienne qui manifestement n'est pas morte, donne les sources enfantines de son écriture future (ressassement, recherche obstinée de la vérité). Elle intègre ainsi les "voix" qu'on lui connaît dans d'autres livres, et qui du coup font contraste avec la narration détachée qu'elle adopte ici. On devine chez l'auteure un désir (est-ce le bon terme?) de mettre à distance son personnage anguleux, cassant, impoli, d'Alceste de l'inceste.
Voilà. J'ai essayé, à la manière d'Angot, de commencer par proposer une description objective des faits, avant de laisser crever la subjectivité torrentielle retenue jusqu'alors. Bon. Cet effort est intéressant: j'ai maintenant beaucoup d'arguments pour me convaincre de mettre une bonne note à ce livre. Hélas, comment oublier l'ennui immense qu'il m'a procuré? Comment faire fi de l'abominable pensée que m'a donnée ce monstre qui, souvenez-vous, ferait de la terre un débris: "Bon, quand est-ce que ça arrive l'inceste, là."? Et puis, à vrai dire, je ne m'y fais pas, ce défaitisme du style. Il faudrait mettre en regard un passage de ce livre et une page des Gommes ou de W ou le souvenir d'enfance; j'ai la flemme de le faire, mais je suis presque certain que la platitude du premier et la simplicité du second seraient plus belles que les notations de carnet de voyage d'Angot. Je veux bien croire que ce dépouillement est le fruit d'un travail. Oui. Mais il me semble qu'à ce sujet comme pour d'autres, le jugement critique est piégé: le style suggère que l'auteure a su calmer sa douleur, sa véhémence, sa folie syntaxique, mais cela ne tient que si on connaît les autres livres. Même chose pour l'inceste: on ne trouve de l'intérêt aux banalités que parce qu'on sait ce qui se passe derrière la porte. Une fois la chose révélée, le livre devient d'ailleurs plus vivant...
Par-dessus tout, je me suis souvent dit: "C'est quand même très con." C'est embêtant. J'ai trouvé les parents d'Angot, leur idylle, leur rupture pleine de dignité, leurs retrouvailles successives, ni touchantes, ni poétiques, etc. Juste con. Certes, il ne faut pas héroïser le père, cette ordure sodomite. Mais j'ai trouvé la dernière partie, pleine de hargne rhétorique contre les bourgeois racistes, hautains, antisémites, tout aussi con. Elle narre une prise de conscience sans doute juste, elle permet à ces individus (Angot, sa mère, peut-être d'autres concernés par cette histoire comme les autres enfants du père) de donner un sens à une suite de douleurs absurdes, mais pour nous? Pour nous, c'est la sociologie pour les nuls, c'est moins bien écrit que Ces gens-là (oui je sais, ce n'est pas de la même classe sociale qu'on parle) et moins étayé que les Pinçon-Charlot. Je dirais bien que c'est du sous-Ernaux, mais je n'en ai pas lu assez pour être honnête.
Reste l'hommage à la mère. Angot a la chance de faire son Livre de ma mère de son vivant, et de le lui faire lire. On devrait d'ailleurs manifestement la mettre en co-auteure. A moins que... Léonore est bien morte à la fin d'une de ses précédentes œuvres, si ça se trouve Rachel n'est plus en vie... Peu importe. La transformation de la mère d'Angot en personnage est réussie. Je me souviendrai d'elle. C'est donc là que vont tous mes points. Pour le reste, je suis bien content de passer à Mabanckou, il y aura certainement beaucoup plus d'humour. Parce que chez Angot... ah mais non! elle ne peut plus avoir de l'humour, avec tout ce qu'elle a vécu. Bon. J'espère au moins avoir évité cet écueil au cours de ma critique: parler de l'auteure à la place du livre, et n'avoir souligné des défauts et des qualités seulement littéraires.
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le 6 sept. 2015
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