L'écriture au féminin : épisode 1, première version avant étude.
Difficile de critiquer un bouquin sur lequel on vient de bosser non-stop, seul, pendant une semaine. Ca vous paraît illogique ? Et pourtant : après avoir étudié en détail au fil de la lecture le récit, le style, les procédés d'écriture, les thèmes, les symboles... Difficile de donner un avis de lecture comme on donne en refermant un livre qu'on lisait le soir pour s'endormir. C'est un peu comme quand vous êtes au lycée et que vous étudiez un livre : vous savez que c'est une oeuvre immense mais vous avez pas trouvé ça palpitant, il y a un décalage entre jugement objectif et jugement subjectif.
Bref, tout ça pour dire que j'attribue une note parce qu'il faut, mais j'ai bien du mal à dire si j'ai aimé ou pas Un barrage contre le Pacifique, oeuvre que je connais à présent en long en large et en travers. C'est l'histoire de la mère, de Joseph et de Suzanne ; des tentatives vaines, entre espoir et désespoir, de la mère de cultiver une concession envahie chaque année par la mer ; d'une chute inéluctable au milieu des fantasmes et des tentatives plus ou moins passives de ses enfants de fuir. C'est le récit d'une relation ambiguë entre les trois protagonistes, dominée par des rapports de force mouvants, selon l'évolution atemporelle des protagonistes en question. C'est un récit dont les lignes de force sont très significatives : amour, défaite, corruption, cupidité, misère, érotisme, mort... C'est aussi une étude des sentiments humains, qui sont constamment remis en question : sont-ils valides ?
Ainsi, malgré une écriture extrêmement sobre, Marguerite Duras, sans en avoir l'air, aborde des sujets intemporels, dénonce, interroge, peint des personnalités complexes, nous fait voguer dans différents espaces, avec différents personnages qui arrivent incidemment et qui repartent, comme les vagues du Pacifique (pardon pour cette comparaison un peu lyrico-bêbête), comme un destin tout tracé mais traversé d'incidents. Finalement, ce qui est le plus soumis à tension dans le roman, je crois que c'est la relation d'amour destructeur qui lie et sépare la famille, avec toutes ses variations. Et le style de Duras, nu et cru en même temps, sert cette volonté de pénétration brute dans la vie des personnages.
Il me semble donc qu'Un barrage contre le Pacifique est une oeuvre faussement facile. Peut-être un peu longue, oui, mais en même temps, n'est-ce pas pour nous montrer la vacuité, l'inaction de ses héros, la réalisation ou non de leurs seuls espoirs ? De plus, il y a des chapitres foudroyants, qui ont de véritables enjeux - dire qu'il ne se passe rien, c'est abusif.
Un barrage contre le Pacifique ne sera jamais mon livre préféré, mais je crois pouvoir dire que j'ai bien aimé, même si je me suis mordu les doigts dessus toute la journée hier pour en venir à bout, jusqu'à 2h du mat' (youpi youpi).
Digression : relation au thème de la spé lettres modernes Ulm 2013, "L'écriture au féminin" - peut-on, déjà, parler d'une écriture "au féminin", c'est-à-dire propre aux femmes et différente des hommes ? Cependant, l'intitulé suppose un choix, je crois, une volonté d'écrire "au féminin", pas non plus une fatalité. Si écriture au féminin il y a, peut-être est-ce dans la sensibilité accordée à Suzanne, dans la découverte érotique, dans la volonté de s'affirmer en tant qu'être indépendant - ce qu'on retrouve aussi chez la mère, ce combat acharné bien que perdu d'avance, dans un monde encore exclusivement masculin. Après, tout ça ne reste qu'hypothèse, mais il faut bien faire un lien avec le sujet...