Quelques jours déjà, depuis la lecture d'Un barrage contre le Pacifique. Relecture, pour être plus précis. L'essentiel est déjà oublié, sûrement, et c'est peut-être là le meilleur moment pour en parler. Après tout, Marguerite Duras écrit à partir de ses souvenirs aussi.
C'est l'histoire d'une mère, d'un fils et d'une fille. La mère a travaillé dix ou quinze ans pour acheter une concession sur laquelle se tient un bungalow à moitié achevé. Ils sont pauvres. Pauvres parce que la concession est incultivable : la marée détruit tout, chaque année. Tout ça dresse le tableau initial d'un souffle de vitalité qui se déplie sur quelques trois cent pages, autrement dit, et plus grossièrement, le tableau de ce qu'a pu être la vie en Indochine à cette époque. Il ne faut pas cependant y chercher l'exactitude : tout est construit artificiellement, sur des souvenirs. L'écriture se fonde sur les souvenirs, elle les fait émerger, les transforme sûrement. Tout est lointain, l'écriture est lointaine, le geste d'écriture - lointain. De facture encore assez classique par rapport à la production future de Marguerite Duras, Un barrage contre le Pacifique gomme les aspérités de l'écriture et de la recherche. La lenteur du roman, reprochée ici et là, lui est nécessaire : comprendre la chaleur, la pauvreté, les moments de joie ; comprendre la vie. Un roman n'est jamais aussi intéressant et bon que lorsqu'il laisse la vie apparaître, dans le texte et dans ses marges. Dans celui-ci, c'est peut-être le personnage de Joseph qui est le mieux réussi : gusse bourru, parfois gouailleur, - il baise, boit, écoute de la musique, cherche à partir, part effectivement.
Quelques événements surgissent. C'est d'abord M. Joe et son étrange désir pour Suzanne, son diamant, la perspective d'un nouvel avenir. Puis c'est la ville : sa blancheur, son administration débile, les cinémas, les hommes, les voitures, les putains et les marins. Cette ville envoûtante et terrible. Cruelle. Cruauté de l'Indochine qui partout jaillit. Sensualité cruelle de l'Indochine et de l'enfance. Ces événements ne servent à rien à proprement parler, ils ne changeront rien au destin de cette famille : tout est réduit, comme la marée, à se répéter. Mais dans ce rien, si injustement détesté, se dessinent des caractères, des vies d'hommes et de femmes. C'est l'impression du Pacifique qui prime. Après tout, le Pacifique de la mère n'est lui-même que la mer de Chine. Mais quelle importance ?
Écriture d'un souvenir, Un barrage contre le Pacifique est aussi une lecture du souvenir. Le livre s'abandonne, se reprend ici ou là - à Ram ou ailleurs, qu'importe. Partout y surgit quelque chose comme de la vie, et c'est peut-être ça l'essentiel. Le détail n'est pas si important lorsqu'on aborde Duras, se souvenir oui, en partie, mais pas tout à fait. C'est dans les interstices du souvenir que se joue ici, et chez Duras en général, quelque chose comme la littérature.