Avoir un corps au pied, pour traverser l'existence, avec toutes les failles et les démissions de notre carcasse, avec la connaissance des grands prémices de la mort, de la vie : vieillesse, solitude, maladie... C''est à propos de cette fatalité, la plus intrinsèque à l'existence terrestre, que Philip Roth délivre son texte en décrivant la vie d'un homme traversant les étapes de la vie et subissant progressivement les sévices de la décrépitude programmée.
L'homme de Roth se dégrade... non seulement physiquement et depuis sa petite enfance, mais aussi, bien sûr, moralement, dans son âme ; par l'ennui qui s'insinue lentement, par la lassitude qui aigrit lorsqu'elle se marie à la souffrance, par les regrets des ratés personnels, maritaux, familiaux, etc.
Écho d'un manoir qui tombe en ruine, lentement, après ses moments de rien, de vide, après ses joies et ses bombances, après ses peines et ses déboires ; sans trop de bruit...
Homme anonyme, dont l'histoire demeure abordée de loin, impersonnellement, de si loin que l'on serait indifférent à son sort si tant est que l'on manquait l'essentiel filtré au travers du contingent, ce par quoi vaut le livre : cette froideur de la narration exhibe une succession de faits qui, malgré l'anonymat, touche, parce qu'on les sait composer notre destin, parce qu'on sait que mort et souffrances font partie de notre patrimoine et que l'on marche invariablement dans les pas de l'homme de Roth.
Sans ce réel écrasant, sans cette force enracinée de l'inévitable, les épreuves humaines décrites lasseraient par leur aspect caricatural : tel frère millionnaire, envié par le héros pour sa santé éclatante, tels couples brisés à cause des jeux extraconjugaux avec de petites modèles suédoises...
Mais le truc prend finalement forme, s'avérant même assez subtile ; les archétypes proposés renforcent le contraste entre la dégradation vécue et cette vie qui continue encore et en corps, toujours et hors de ce corps délité par le temps, avec la même indifférence, la même insolente fraîcheur...
Sur ce thème, l'originalité de Roth tient sans doute en ce qu'il ne convoque pas la mystique - notre homme n'est pas croyant, pas de fantasmagorique éternité donc- ni la philosophie – ou alors indirectement – ; ce qui est heureux car si l'homme de Roth avait appris à mourir nous aurions eu à subir cette sagesse de papier qui néglige l'immense majorité d'entre nous : celle qui ne part pas en Socrate bienheureux.
Le texte de « Un homme » ne se veut pas un regard positif sur la mort, ne cherche pas à la souffrance une place dans nos vie : la décrépitude reste absurde, humiliante ; elle égare, prive d'autonomie... gratuitement. Et il faut faire face, accepter parce qu'il n'y a que ça à faire.
«Un homme » se veut une piqûre de rappel de notre impermanence - qu'on a très bizarrement tendance à oublier il semble... comme on peine à conscientiser notre finitude ! - et, en ce sens, le texte atteint son but... un objectif sans doute nécessaire tant il force humilité, empathie, sensibilité aux épreuves d'autrui !