Un homme effacé par Rozbaum
Je m'étais promis, sans volonté de promouvoir, ni par fierté vaseuse, d'écrire une critique sur ce premier roman d'un homme timide, aux très grandes mains et au physique de jeune premier : j'ai nommé mon prof de lettres en hypokhâgne.
Je connais l'homme dans son statut de professeur, et il est bien entendu difficile pour moi de recevoir ce livre comme les tables de la Loi, toutes mes appréciations sont par conséquent teintées d'une ironie insidieuse, ou d'une bienveillance volontaire à l'égard de ce jeune garçon que les yeux étrangers tiennent encore pour l'un des nôtres, c'est-à-dire un étudiant.
Ayant déjà collaboré à la publication de quelques ouvrages théoriques ou de manuels, à 31 ans à peine Alexandre Postel, frais émoulu de l'Ecole normale supérieure de la rue d'Ulm, modeste forcené et surdoué, publie son premier roman chez Gallimard, et se place favorablement en lice pour le Goncourt du premier roman 2013. Un CV (que je ne cite que partiellement, et de façon incertaine, le personnage étant très obscur parce que d'une humilité à toute épreuve), que beaucoup de gens plus âgés de quelques décennies envieraient. Toutes les filles de ma classe sont folles de lui, parce que c'est un grand dadais qui fait tomber sa craie, et se permet de temps à autre une blague sur Johnny. Il est maladroit et ridicule, et c'est ça qui les font toutes craquer. (Ça m'énerve un peu).
À propos du roman lui-même, je dirais qu'il correspond bien au personnage de l'auteur : un plat savamment cuisiné. Drôle, cynique, dénonciateur, mystérieux, parsemé de références : tous les sels sont présents dans ce récit d'une erreur judiciaire qui tourne au cercle infernal. La narration est parfaitement maîtrisée. Une ébauche de péripétie annoncée comme un cheveu sur la soupe, que dix pages se succèdent d'une prolepse ni trop succincte ni trop épaisse, pour en revenir aux faits, habillés de leur contour solide. Un détail semble saillir dans sa crédibilité, que deux tirets viennent encadrer trois mots fulgurants qui redonnent toute sa redoutable cohérence au récit, et amollit le coussin du lecteur. Chaque chapitre laisse sa béance narrative que rattrape avec brio le commencement du suivant. Bref, un roman captivant, qu'on ne lâche pas, et que des yeux plus musclés que les miens finiront le temps d'un voyage en train, avec son lot supplémentaire de gêne et de questions sociétales et existentielles que ne procure pas la lecture d'un vulgaire roman de gare.
Le personnage de Damien North est dense. Universitaire dans une faculté dont le département de philosophie vivote, petit fils d'une célèbre figure politique, veuf et exempt d'étreinte amoureuse depuis plus d'une décennie : l'homme profite de la vacuité de son cadre pour se construire et se déconstruire au gré des bourrasques du récit. Un puits assez profond pour qu'une part du lecteur puisse toujours s'identifier à lui et dévoiler, le temps d'une lecture solitaire, un pan de son indéniable médiocrité. Autour de lui, les pions ordinaires qui font le mauvais profil de la société, son miroir déformant le plus désavantageux : le commissaire engoncé dans ses procédures, le collègue rigolard qui a monté un syndicat des professeurs gays, une autre brandissant toutes les semaines des pétitions contre les réformes du gouvernement en place, l'avocat bouffi qui conseille à l'innocent de plaider coupable dans l'optique d'une stratégie vaseuse, les résidents bourgeois qui nourrissent des soupçons à l'égard de leur voisin isolé socialement et se masturbant sur son platane, et j'en passe. Il aura fallut à l'auteur bâtir des immondices d'archétypes, et charrier des tonnes d'un malodorant fumier de médiocrité, pour que North, par contre-point, se dresse au rang des personnages de roman "singuliers".
Tout cela pour dire que ce roman est un sans-faute. Mais c'est bien là ce que je lui reproche. Derrière ce marbre policé qu'achève une fin en eau de boudin (la subversion dans la littérature actuelle serait de marquer son point final d'une aura de satisfaction), se dissimule une certaine fadeur, pas celle de l'endive, mais celle du trop-lisse. Un style académique et d'une rigueur syntaxique irréprochable soutient les ressorts vigoureux d'une narration impeccable. À aucun instant je n'ai vraiment jubilé d'une pique, ni été emporté par les quelques agréables descriptions de la nature, ni pris dans le filet désordonné des pensées de North. Peut-être est-ce justement parce que ce roman est trop bien rangé, manque de la disharmonie qui, à défaut d'attirer les éditeurs et les prix, trace le vrai visage d'un homme derrière le roman.
Mais peut-être que, génie sans égal, Alexandre Postel compte se servir de cette première publication un peu insipide, en vue de l'employer comme tremplin vers des firmaments autrement plus délectables !