Un lieu incertain
7.4
Un lieu incertain

livre de Fred Vargas (2008)

Il n’y a pas homme dans le monde qui ne se méfie des histoires. Elles font revivre les morts. Si tant est qu’ils ne l’aient jamais été un jour… Il existe un homme qui n’a pas peur. Le commissaire Adamsberg sait qu’elles ont toutes un fond de vérité. Et que si elles ne font revivre les morts, elles agitent en tout cas les vivants…


Une seule chaussure vous manque et tout est dépeuplé


Les morts sortent du cimetière. Enfin, leurs chaussures, pas leur corps. Une découverte macabre pour le commissaire Adamsberg et son adjoint Danglard, en balade à Londres pour un séminaire professionnel. Les chaussures (avec les pieds dedans, ne vous en faites pas) viennent du cimetière d’Highgate, lieu de mystères et d’horreur, qui aurait été gouverné par un vampire… Cela laisse indifférent le commissaire. Pour Danglard, c’est une autre histoire. Premièrement, pourquoi une chaussure est orpheline de sa soeur ? Deuxièmement, il semble reconnaitre dans une paire celles d’un grand-oncle originaire de Serbie…


La vraie question derrière « comment le héros va-t-il s’en sortir » est souvent « comment l’auteur va faire s’en sortir le héros ? ». Un romancier a des droits et des devoirs vis-à-vis de ses personnages : il a le droit de les impliquer dans des aventures ou de les mettre face à des énigmes insolubles mais il est de son devoir de leur permettre de dépasser ces obstacles et de vaincre l’adversité. L’autre devoir de l’auteur est de transformer en cheminement « naturel » une série de situations artificielles. Même si le lecteur sait qu’il lit une fiction, il ne doit pas déceler les artifices de narration qui pourraient le sortir du récit.


C’est le problème de cette aventure du commissaire Adamsberg. Au fur et à mesure du récit, le héros s’enfonce dans la solitude. Cette évolution, perceptible depuis quelques romans, l’amène vers un sentiment de toute puissance. Il ne voit plus ses adjoints que comme des rivaux. Cerné de toutes parts par un ennemi insaisissable, Adamsberg fuit vers la Yougoslavie. Dans le lieu incertain qui donne son nom au livre, il se fait capturer et emmurer vivant. Alors que la Mort s’apprête à le cueillir, le voici sauvé par son rival Veyrenc, qui le suivait discrètement depuis le début de l’intrigue. Ce moment est à l’image du livre, une fuite en avant d’un personnage qui se rêvait héroïque, qui ne peut être sauvé de son hybris, son orgueil que par l’intervention d’un personnage extérieur qu’il n’estime pas. Adamsberg devient dans ce livre une caricature de lui-même, un personnage orgueilleux qui ne supporte pas la contradiction salutaire de Danglard, souvent méprisé dans ce livre.


Le lecteur se retrouve donc seul face à Adamsberg, loin d’être le personnage le plus sympathique de la littérature. En se caricaturant, le commissaire n’inspire plus d’empathie. Ce livre est en somme l’échec du héros, après sa victoire absolue dans Sous les vents de Neptune, une aventure précédente.


S’empêtrer dans une toile, métaphore un peu trop littérale


Cependant, il est difficile de voir derrière la scène du sauvetage miraculeux dans la tombe yougoslave autre chose qu’un Deus Ex Machina, une sorte d’intervention « divine » qui vient débloquer une situation intenable par un retournement douteux. Si ce procédé est souvent une occasion d’exprimer les enjeux moraux d’une histoire, il sert surtout de pirouette scénaristique bien pratique, à comparer au classique « Ta Gueule C’est Magique » d’un meneur de jeu de rôle qui modifie les règles au fur et à mesure de l’histoire pour pouvoir coller à son scénario. Pour revenir aux devoirs et droits de l’auteur, l’intervention divine est parfois une facilité, un aveu de faiblesse où l’auteur ne sait pas comment résoudre les péripéties qu’il fait vivre à son héros.


Le Deux Ex Machina est un artifice. Son utilisation, si elle n’est pas subtilement dosée, vient rappeler au lecteur qu’il ne lit pas une histoire mais une fiction. De ce point de vue-là, le sauvetage du héros par son rival n’est pas le symbole de l’échec d’Adamsberg. Il est celui de Fred Vargas.

Julien_Mazars
7
Écrit par

Créée

le 13 sept. 2017

Critique lue 172 fois

Julien Mazars

Écrit par

Critique lue 172 fois

D'autres avis sur Un lieu incertain

Un lieu incertain
BMR
9

Fausse modestie

Fred Vargas s'est déchaînée : un véritable feu d'artifice d'associations d'idées, un festival d'Adamsbergueries. Les personnages se multiplient (le commissaire british, le neveu serbe, les adjoints...

Par

le 18 mars 2014

6 j'aime

1

Un lieu incertain
François_CONSTANT
7

Critique de Un lieu incertain par François CONSTANT

Une rencontre-échange de livres, le temps d'un petit-déjeuner. Elle vient de Suisse et me parle d'auteurs que je ne connais pas; je pose sur la table des livres d'auteurs belges que j'ai envie...

le 6 mai 2015

5 j'aime

Un lieu incertain
madamedub
5

Critique de Un lieu incertain par madamedub

Quand on a en main un Vargas, on éprouve la même impatience à le lire que celle ressentie avant d'aller partager un bon repas avec des amis spirituels. On se prépare à être surpris par l'originalité...

le 8 mai 2011

4 j'aime

Du même critique

Le Chemin
Julien_Mazars
7

Même si je m'améliore

Il est de ces groupes que l'on a écouté ado et que l'on écoute encore ado (j'ai 24 ans je suis pas vieux hein), au détour de la lecture aléatoire de son mp3. Ces groupes là, on les rééecoute en y...

le 23 sept. 2015

8 j'aime

Casino Royale
Julien_Mazars
9

Entre suçage de doigts et grattage de testicules

Petit, j'avais deux ambitions, être paléontologue (on verra plus tard pour Jurassic Park) ou réalisateur de films de James Bond. Le super héros anglais a marqué mon enfance (et pourtant, Dieu sait...

le 7 oct. 2015

7 j'aime

4

Born to Die
Julien_Mazars
10

Les Voix du Seigneur sont impénétrables

« Si tu oublies les prénoms, les adresses et les âges, mais presque jamais le son d'une voix, un visage »… Dans Ton Héritage, Benjamin Biolay nous rappelle l’importance de la voix dans la...

le 6 nov. 2016

5 j'aime