Fred Vargas s'est déchaînée : un véritable feu d'artifice d'associations d'idées, un festival d'Adamsbergueries.
Les personnages se multiplient (le commissaire british, le neveu serbe, les adjoints ahuris de la brigade du commissaire, ...) et les dialogues sont tous plus déjantés les uns que les autres.
Fred Vargas manie le fil et l'aiguille avec doigté et saute du coq à l'âne avec souplesse.
Se payant même le luxe (en train-couchette quand même) de la touche européenne puisqu'on chemine du cimetière de Highgate de Londres à un sombre village de Serbie.
L'auteure a le don de nous faire toucher le tissu erratique qui sous-tend le monde que l'on dit rationnel. C'est pas du fantastique ou du surnaturel (il ne s'agit que de pensées, d'actes ou de paroles très humains, si humains justement) mais, comment dire, on n'a pas tous le don d'Adamsberg pour naviguer dans ces eaux troubles et discerner les connexions au-delà des apparences. On s'identifierait plutôt aux collègues ahuris de la brigade !
Au passage Adamsberg bénéficiera d'un diagnostic médical très poussé :
[...] - Une absence quasi totale d'angoisse. C'est une posture rare. En contrepartie bien sûr, l'émotivité est faible, le désir pour les choses est atténué, il y a du fatalisme, des tentations de désertion, des difficultés avec l'entourage, des espaces muets. On ne peut pas tout avoir. Plus intéressant encore, un laisser-aller entre les zones du conscient et de l'inconscient. On pourrait dire que le sas de séparation est mal ajusté, que vous négligez parfois de bien fermer les grilles.
Espérons que la science nous procurera bientôt des pilules du syndrome d'Adamsberg (en doses homéopathiques quand même).
Dans cet épisode, on accumule les petites histoires (la chatte, le chien, le docteur, le cimetière anglais, ...) qui s'entrecroisent et se recoupent et au bout de quelques chapitres on ne sait pas (on est curieux de savoir) laquelle donnera à Adamsberg la connexion clé qui dénouera l'écheveau de l'intrigue.
Ces histoires empilées, qui donnent de si savoureux dialogues sur lesquels surfe le grand maître Adamsberg, font penser à la structure des textes humoristiques et poétiques de Jean-Jacques Vanier, où le croisement tardif avec une histoire vue plus tôt déclenche tout à coup humour et poésie.
[...] - À quelle heure part le Venise-Belgrade ?
- À vint et une heure trente-deux. Je passe chez moi prendre un paquetage et mes montres. Ça me gêne, je n'ai pas l'heure.
- Quelle importance ? Vos montres ne sont pas à l'heure.
- C'est parce que je les règle sur Lucio. Il pisse contre l'arbre environ toutes les heures et demie. Mais il y a forcément du flou.
- Vous n'avez qu'à faire le contraire. Régler vos montres sur une pendule, ce qui vous donnera l'heure exacte des pissées de Lucio.
Adamsberg le regarda un peu surpris.
- Je ne veux pas savoir à quelles heures pisse Lucio. À quoi voulez-vous que ça m'avance ?
Danglard eut un geste qui signifiait "laissons choir" [...]
Voilà. Tout est là ! À pisser de rire.
Avant de se demander un peu bêtement, qui est dans le vrai ?
Danglard a certainement raison, Adamsberg est sûrement dans le juste. C'est toute la saveur des nuances mises à nu par dame Vargas.
Comme dans bon nombre de ses bouquins, les mythes surnaturels (ici les vampires) servent à décorer une histoire bien plus terre à terre ...
Dans la dernière partie de ce polar (en Serbie) le rythme s'essouffle un peu, les personnages se dispersent, les dialogues aussi, on sent qu'il faut dénouer l'intrigue et terminer l'enquête.
Comme on l'a dit, on a loupé les derniers épisodes (dont les Vents de Neptune) mais ce Lieu incertain nous semble l'une des meilleures cuvées du cru Vargas. Même si personnages et dialogues prennent largement le pas (et c'est bien le charme de ce bouquin) sur l'intrigue, reléguée au second plan.