En 1976, la narratrice Roberta a quatorze ans et vit dans le delta du Mississipi avec son frère aîné Willet et sa petite sœur Pansy. Un jour d’été, alors qu'en dépit des mises en garde, le trio est parti se baigner dans les eaux profondes d’une ancienne carrière, lieu réputé maudit au plus épais de la forêt, l’irréparable se produit : Pansy disparaît, et, malgré les battues, demeure introuvable. Face au drame qui anéantit leur mère et provoque le départ définitif de leur père, seuls Roberta et Willet refusent de baisser les bras. Quatre ans plus tard, plus que jamais persuadés que cela les mènera d’une façon ou d’une autre à Pansy, les deux jeunes gens se lancent sur les traces paternelles et débarquent dans les marais des Everglades, dans le sud de la Floride, là où, il y a bien longtemps, une partie de leur histoire familiale a commencé…
Tandis qu’en une sourde mélopée, comme en autant de haillons de brume surgis du passé, flottant indistincts dans l’inconscient des vivants et attachant craintes vagues et vieilles superstitions à certains lieux de mauvaise mémoire, un récit anonyme vient entrelacer ses réminiscences de la souffrance noire dans les plantations, de la guerre de Sécession et de la ségrégation, à la narration vivante et sensible de la jeune Bert, c’est un bien sombre marécage qui, au propre comme au figuré, happe bientôt le lecteur, ensorcelé par ses vapeurs fétides.
Car, lancée sur des traces familiales indissociables de la trouble histoire du sud des Etats-Unis, venue en l’occurrence enterrer ses morts et sa sinistre mémoire dans une vieille carrière creusée au XIXe siècle par des esclaves, Bert ne va pas seulement troquer la touffeur et les orages violents du Mississipi, ses superstitions et son racisme encore bien présent, pour la grouillante et pourrissante mangrove de la Floride, ses marais et son golfe où il est si facile de disparaître en toute discrétion. Dans ces atmosphères que Tiffany Quay Tyson excelle à peindre aussi grandioses que menaçantes, dans ces décors sauvages et fantasmagoriques où fleurissent aventures bien réelles, mais aussi légendes peuplées de monstres, de diables et de fantômes, c’est autant du dédale naturel de canaux et de chenaux dangereusement inextricables que des tortueux méandres humains d’une histoire courant sur plusieurs générations que la jeune fille va faire l’éprouvant apprentissage.
Sur le fond fantastiquement vibrant des décors naturels et de l’histoire du sud américain, se déploie ainsi un récit habité, haletant et profondément crédible, où, encore et toujours, la moindre goutte de sang noir ou indien, mais aussi le fait d’être femme, se payent au prix fort. Comme le rappelle l’épigraphe du roman empruntée à William Faulkner, « Le passé n’est jamais mort. Il n’est même pas passé. »
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