Un savoir gai
8
Un savoir gai

livre de William Marx (2018)

C’est un livre dont je suis content qu’il existe, et quelque chose que j’aurais sans doute vaguement aimé écrire. Le titre est réducteur : il ne s’agit pas seulement d’une réflexion sur les implications épistémologiques de la condition homosexuelle, mais aussi, comme le dit l’avant-propos, d’une tentative de mise au jour d’une éthique, d’une politique et d’une esthétique gays (par je ne sais quelle coquetterie, Marx écrit toujours ce mot avec un i, à la québécoise). Entreprise exaltante, qui toutefois ne paraît pas toujours bien consciente des coordonnées du lieu qui la produit : l’expérience de Marx n’est pas seulement celle d’un gay, mais celle d’un gay blanc appartenant à ce que l’on pourrait désigner comme les couches supérieures de la petite bourgeoisie intellectuelle. Il est frappant qu’un livre si soucieux d’ancrer son discours dans un vécu souligne si peu ce point. Mais soit : admettons qu’il faille commencer par opérer mentalement ces restrictions ; cela ne me gêne pas, puisque sur ces points de race et de classe également, je suis moi-même relativement proche de l’auteur. Voyons donc ce qu’il a à dire sur lui et sur moi.


William Marx met souvent le doigt sur des choses profondes. Plutôt qu’une analyse attendue de la phénoménologie du placard, il propose celle, plus originale et plus universelle, du « limes », c’est-à-dire de l’« étrangement » que vit tout gay plongé dans un monde construit autour du présupposé hétérosexuel. Belles réflexions sur le rapport à la norme, à toute norme et à tout discours d’autorité qu’induit l’expérience de la marginalité sexuelle. Intéressantes considérations sur la manière dont un gay et un hétéro vivent dans des environnements dotés d’un degré différent de charge érotique. Et puisque William Marx comme moi-même faisons de la littérature, je souligne ces remarques saisissantes sur la manière dont les gays, lisant les textes littéraires canoniques qui ne parlent que d’hétérosexualité, oscillent perpétuellement entre l’« éloignement complet » et la « réappropriation idiosyncrasique » consistant à déceler dans les plis de chaque œuvre, ou plutôt à y inventer, un possible sous-texte consonant avec son vécu. Et de fait, si je suis tant fasciné par l’aveu de Phèdre à Hippolyte, acte II, scène 5, et que je connais le morceau par cœur, c’est bien parce que je crois y lire tous les tropes d’un coming-out. William Marx met souvent des mots justes sur le rapport des gays au monde et aux choses, et cela me fait vraiment plaisir de pouvoir trouver en lui un complice. La rédaction du livre à la deuxième personne du singulier, déroutante, n’est pas qu’un artifice.


Mais la forme de l’ouvrage, son organisation en courts chapitres, entraîne un certain nombre de redites et empêche l’auteur d’approfondir très loin ses idées : il y a trop de thèmes qui ne sont que survolés. Surtout, entre les épanchements biographiques et l’argumentaire logique et rationnel sur une question donnée, il me semble qu’il est parfois fait trop peu de place à ce qui devrait constituer, vu l’avant-propos, le véritable objet du livre : la manière précise, détaillée, dont la condition gay engendre des représentations et façonne un imaginaire. Il y a, par exemple, un intéressant chapitre sur la pédophilie, où William Marx argumente avec beaucoup de conviction (et je le suis là-dessus) sur la nécessité d’une stricte séparation entre les fantasmes et les pratiques, et sur la souhaitable légalisation de la pédopornographie virtuelle. Mais on dirait un peu trop une tribune écrite pour Le Monde ou Libé ; je suis moins intéressé par l’argumentaire politique (je pense être capable d’en écrire d’aussi bons) que je ne l’aurais été par l’analyse de la manière dont la marginalité sexuelle qu’implique la condition homosexuelle oriente le regard sur cette autre marginalité sexuelle qu’est la pédophilie. Par la manière dont notre fort sentiment de la contingence des désirs, de leur caractère absolument aléatoire, nous incite à prendre en pitié nos frères moins bien lotis que nous. Or sur cette question de la pédophilie, ce n’est que très allusivement, très rapidement, que William Marx lie sa hantise de la censure à son propre sentiment d’une vulnérabilité gay face à la toujours possible répression : « Tu sais trop combien les pouvoirs ont toujours été tentés de réglementer les désirs, tout particulièrement les tiens. Aussi veux-tu dresser une barrière nette entre le monde du for intérieur et de l’intimité consentie, et le reste : c’est la meilleure façon de préserver ta propre liberté et celle d’autrui. » Mais c’est tout. Je suis frustré que tout cela n’aille pas plus loin. J’ai trop souvent l’impression que l’auteur n’a fait que disposer des jalons en vue de ce qui pourrait, de ce qui devrait être une réflexion plus systématique et plus approfondie sur de vastes et belles questions, comme : y a-t-il une éthique gay de la sexualité ? Y a-t-il un rapport gay au féminisme ? (Il y a quelques éléments là-dessus dans le chapitre sur la prostitution.) Et enfin, puisque c’est ce qui m’intéresse le plus : y a-t-il une prédisposition gay au libéralisme ? Je crois que William Marx pense que oui, ce qui le fait entre autres écrire, comme un axiome, comme une vérité allant de soi : « On ne réprime pas un abus en supprimant une liberté. » Mais je ne suis pas sûr qu’il ait lui-même conscience de la pleine portée de ce qu’il suggère, ni qu’il veuille mener la réflexion aussi loin qu’il le pourrait. Il s’arrête au milieu du gué (ha ha), nous laisse sur notre faim. Tant pis, et à nous de compléter le travail.


J’ai très envie de recommander ce livre, tout de même, mais je ne sais pas exactement à qui. Aux gays, bien sûr – surtout aux gays blancs qui font de la recherche en littérature. Aux lesbiennes ? Peut-être. Aux personnes bisexuelles ? Peut-être moins – cette question du « limes » se pose différemment pour elles. En tout cas je me le recommande à moi-même : je le range dans ma bibliothèque, et je suis sûr d’avoir l’occasion d’y revenir, pour en relire ou en citer, à l’occasion, un chapitre.

Gauvain
10
Écrit par

Créée

le 16 janv. 2018

Critique lue 506 fois

3 j'aime

4 commentaires

Gauvain

Écrit par

Critique lue 506 fois

3
4

Du même critique

Whiplash
Gauvain
4

Amour sacré de la batterie

Ce film m'a mis très mal à l'aise, et pas d'une manière gratifiante comme c'est parfois le cas au cinéma. La morale que j'en retire, c'est : se conduire comme un connard (humilier, insulter, frapper,...

le 7 janv. 2015

17 j'aime

1

Marvin ou la belle éducation
Gauvain
5

Marvin gay

Marvin (d'après "En finir avec Eddy Bellegueule") : pas vraiment un mauvais film ; il y a des passages réellement émouvants ; et pas mal de très bons acteurs. Dans le rôle titre, Finnegan Oldfield...

le 26 nov. 2017

11 j'aime

3

La Petite Dernière
Gauvain
5

Un traitement trop superficiel d'un sujet profond

J'avais prévu de bien aimer, parce qu'en entendant l'autrice parler sur France Inter, je me suis dit que ce serait un peu l'anti-Edouard Louis : plus psychologique que sociologique, beaucoup moins...

le 15 sept. 2020

10 j'aime