Un léger « hors-sujet » pour commencer. Quand j'étudiais le Design industriel, il y a assez longtemps, le professeur de technologie nous a un jour sorti une phrase à peu près comme ça : « on peut fabriquer tout ce que qu'on veut dans la mesure où on dispose d'assez d'argent pour la mise au point des dispositifs nécessaires ». Le genre de déclaration qui ne peut laisser indifférent un féru de science-fiction, surtout s'il continue à y réfléchir par la suite, ce que je n'ai pas manqué de faire. J'ai donc commencé à échafauder une société (1) où les technologies ne connaîtraient presque plus de limites après que les échanges commerciaux y soient devenus « obsolètes », une sorte d'utopie mécaniste héritière du rêve de la Révolution industrielle (2) où les gens ne seraient plus seulement des citoyens utiles au système mais juste des personnes libres de mener leur vie comme elles le souhaitent car servies par des machines à la sophistication inouïe ; parce-que je suis intimement convaincu que « le système des objets » (3) se base tout entier sur le dédain de l'Homme pour le travail et ses contraintes, ce qui mène à l'invention d'outils et de machines pour se simplifier la vie : en d'autres termes, j'estime naturel pour l'Humain de fabriquer des choses artificielles, ces dernières n'étant pas opposées aux autres mais dans leur continuité. Poussé à l'extrême, ce raisonnement débouche sur un concept de civilisation où « le système technicien » (4) libère entièrement l'Homme des contraintes du travail...
Séduit par cette idée, je la laissai de côté un moment pour mieux la reprendre plus tard ; puis je reçus le tout premier numéro de Galaxies dédié à un certain Iain M. Banks et à son cycle de la Culture qui présente de très nombreux points communs avec le modèle de société que j'avais élaboré : vous imaginez sans peine ma réaction où se mêlaient des sentiments à la fois complémentaires et contradictoires. La lecture de L'Homme des jeux me confirma que cet auteur et moi étions sur la même longueur d'onde et quand je commençai le tome suivant, L'Usage des armes, j'étais désormais un adepte inconditionnel du cycle... C'est pourquoi, je pense, Une Forme de guerre m'a « déçu », au moins un peu.
Ma critique principale tient en ce que l'histoire met beaucoup de temps à démarrer car des intrigues secondaires trainent en longueur et gênent la fluidité du récit. Elles permettent néanmoins de décrire l'univers du cycle et trouvent donc naturellement leur place dans le premier volume d'un ensemble, au moins comme « introduction » à un concept jusque-là inédit dans le genre de la science-fiction ; disons pour simplifier que le choix des éditeurs français de publier L'Homme des jeux avant Une Forme de Guerre devient ainsi assez discutable puisque ce premier tome perd du coup une partie de son impact alors que son principal intérêt tient pourtant dans la présentation de cette société hors du commun (5) : la juxtaposition Idir/Culture permet une argumentation pour/contre – qu'on retrouve un peu dans L'Homme des Jeux d'ailleurs – et qui donne du même coup le « pourquoi » derrière le choix de l'auteur, même si celui-ci n'est définitif qu'à la fin du livre, dans les Appendices ; d'ailleurs le comportement de l'idiran Xoxarle dans les derniers chapitres du récit illustre bien le point de vue de Banks qu'on a ainsi beaucoup de mal à ne pas partager pour peu qu'on ait suivi l'actualité de ces dernières décennies, surtout concernant les pays islamiques, ce qui ne va pas sans rappeler un présent beaucoup plus immédiat – et à ce sujet, la citation tirée du Coran en exergue semble plus un clin d'œil qu'une « introduction » au roman à proprement parler. À noter aussi que la quatrième de couverture de l'édition du Livre de Poche en rajoute un peu puisqu'il ne s'agit pas vraiment d'une guerre de religion – la croyance religieuse se trouvant uniquement d'un côté du conflit – mais plutôt idéologique – en tous cas du point de vue de la Culture – ce qui est somme toute la définition de toutes les guerres, à peu de choses près.
Mais c'est quand même du bon space opera, dont les truismes ont ici été revus et corrigés par un auteur devenu un maître du genre depuis longtemps. L'intrigue, par contre, en reste assez simple : un agent à la solde des idirans est chargé de retrouver un Mental, sorte de super-cerveau artificiel de la Culture, qui a développé des capacités de déplacement hyperspatial extraordinaires alors qu'il était cerné par une armada adverse et a trouvé refuge sur un monde interdit – une Planète des Morts des énigmatiques mais tout-puissants dra'azons. Dés lors, les deux camps veulent absolument retrouver ce Mental et sa technologie révolutionnaire. Mais les gardiens de cette planète interdisent à quiconque de s'y poser. Métamorphe, et probable descendant d'une race aux gênes manipulées pour devenir arme vivante dans une autre guerre dont le souvenir s'est perdu, Bora Horza Gobuchul peut changer son apparence à volonté pour, par exemple, prendre la place d'une personne influente et ainsi orienter la politique d'une planète dans le sens de ses « employeurs » ; ayant séjourné un moment sur cette Planète des Morts, il est plus susceptible de se voir autoriser le passage par les dra'azons que n'importe quel autre agent idiran, ce qui fait de lui un choix idéal pour cette mission. De péripéties en rebondissements, Horza parvient à rejoindre ce monde glacé où l'attendent encore bien des surprises et pas des plus agréables...
Le lecteur averti appréciera la diversité des personnages ainsi que la variété des psychologies et cet humour fin caractéristique de l'auteur : Une Forme de Guerre est une explosion multicolore et multiforme, une ode à l'aventure et à « l'opéra de l'espace » – dans tous les sens du terme – qui se double d'une réflexion, peut-être un peu sommaire, sur les finalités d'une technologie prodigieusement sophistiquée, en plus de démontrer des capacités d'imagination peu communes et où on entraperçoit dans les descriptions une inspiration venant de ce cinéma de science-fiction qui s'assoit essentiellement sur les effets spéciaux mais où, ici, les concepts classiques du genre dans ses incarnations littéraires restent toutefois sous-jacents (6) – pour le plus grand bonheur des aficionados.
(1) j'aime bien inventer des trucs et des bidules, ça m'amuse...
(2) rêverie au moins sous-jacente puisque la réduction du temps de travail est un corollaire difficile à éviter de la production en série des biens et des objets ; la lecture de Paul Lafargue, disciple de Marx, ou plus récemment de Bob Black, entre autres auteurs, éclairera le lecteur mieux que ce que je saurai le faire...
(3) l'expression que j'utilise ici n'a que peu de rapport avec l'ouvrage dont je reprends le titre : c'est juste une façon de parler que j'ai adopté après la lecture de ce livre durant le parcours étudiant précédemment évoqué, un ouvrage par ailleurs tout à fait passionnant et que je vous recommande.
(4) à nouveau le titre d'un ouvrage, très dense lui aussi, mais par un autre auteur, dont la lecture est très vivement recommandée ; à noter que l'opinion de son auteur sur la relation travail/loisir y est pour le moins différente de celle que je présente brièvement ici.
(5) signalons tout de même que, au moins sur le plan des idées, L'Homme des jeux reste un roman beaucoup plus abouti.
(6) par exemple, l'Orbitale – un gigantesque anneau qui génère une gravité artificielle par force centrifuge – rappelle évidemment L'Anneau-Monde de Larry Niven à une moindre échelle.
Note :
Ce roman est le premier volume en langue anglaise du cycle de la Culture, même s'il fut publié en France seulement après le second et le troisième, c'est-à-dire L'Homme des jeux et L'Usage des armes, respectivement.