Au cours des années 1950, les Cahiers du cinéma, qui regroupaient alors François Truffaut, Claude Chabrol, Jacques Rivette, Éric Rohmer ou encore Jean-Luc Godard, manquaient rarement une occasion de fustiger la « Qualité française », ce cinéma de studio et d’adaptation littéraire dans lequel on a volontiers glissé Julien Duvivier, René Clair, Claude Autant-Lara, Jean Delannoy ou René Clément. De cette opposition symptomatique d’une décennie charnière, il a parfois été difficile de mesurer la part revenant à la jalousie et à la sincérité. Si Philippe Pallin et Denis Zorgniotti accordent à ces heurts paramétriques la place qu’ils méritent, ils précisent aussitôt que ces années cinématographiques ont également été caractérisées par des chamboulements profonds : la démocratisation de la couleur, l’émergence d’un nouveau polar, l’affirmation des directeurs de la photographie, l’apparition ou la consécration de comédiens tels que Brigitte Bardot, Anouk Aimée, Jeanne Moreau ou, plus tardivement, Jean-Claude Brialy, Jean-Paul Belmondo et Alain Delon.
Entre 1950 et 1956, un relatif conservatisme
Le patrimoine littéraire et les romans contemporains populaires font l’objet de nombreuses adaptations. Plus que jamais, scénaristes et chefs opérateurs, bien qu’au service du réalisateur, s’imposent comme des éléments-clés du processus créatif et de l’élaboration des films. Ce troisième tome d’Une Histoire du cinéma français met ainsi à l’honneur les auteurs Jean Aurenche, Pierre Bost, Jacques Sigurd ou Charles Spaak, ainsi que les techniciens de l’image, en charge de l’éclairage, du cadre et du mouvement, Christian Matras, Armand Thirard ou Nicolas Hayer. Le rôle du directeur de la photographie fait d’ailleurs l’objet d’une analyse aussi passionnante que détaillée. Mais le conservatisme à l’œuvre dans la première moitié des années 1950 ne se réduit à la « Qualité française » et son cinéma de studio. Le Centre National de la Cinématographie (CNC) opère un contrôle permanent sur la production, les nouveaux cinéastes sont rares, Max Ophüls, René Clair et Jean Renoir continuent de tourner, le star-system bat son plein, la politique (collaboration, colonisation…) est mise sous cloche, par censure comme autocensure. Et sur ce dernier point, les auteurs de citer les cas emblématiques d’Afrique 50 ou Les Statues meurent aussi.
Tendances et nouvelles figures
S’il fallait dégager des généralités, on pourrait arguer que les années 1950 sont celles de Danielle Darrieux, Michèle Morgan, Simone Signoret, Martine Carol, Jean Gabin, Fernandel et celui qui est présenté dans l’ouvrage comme la découverte de la décennie, Gérard Philipe. Pallin et Zorgniotti s’attardent aussi longuement, et à juste titre, sur Et dieu… créa la femme de Roger Vadim, ainsi que sur sa comédienne-phare, Brigitte Bardot. Quand le film voit le jour en 1956, il provoque un séisme dont on peine parfois à prendre la pleine mesure. Les auteurs se montrent ici prolixes en la matière, et de multiples façons, puisqu’ils proposent rien de moins qu’un focus sur le long métrage, un autre sur BB, un troisième sur le réalisateur et un dernier sur la nudité au cinéma.
Le film met en scène une sexualité spontanée et libérée. Il délivre un message avant-gardiste – bien qu’ambigu – sur l’émancipation des femmes. Si au début du parlant, la nudité demeurait extrêmement contrôlée, les comédiens apparaissent au cours de la décennie 1950 de plus en plus dénudés, parfois dans le contexte du spectacle et du cabaret, mais aussi plus largement, comme en témoignent, au-delà de Brigitte Bardot, les exemples de Romy Schneider, Catherine Deneuve ou Alain Delon. Le contexte de l’époque, sans cesse rappelé – et notamment année par année –, y est particulièrement propice, puisque les mœurs se libèrent peu à peu. C’est dans ce cadre que BB devient un sex-symbol en incarnant une femme caractérisée par l’animalité et un rapport décomplexé à son corps.
Quelques tendances émergent dans le courant des années 1950. Les films judiciaires et de truands ont le vent en poupe, le réalisme poétique connaît son chant du cygne, le documentaire va permettre l’éclosion d’Alain Resnais, Chris Marker, Georges Franju ou Agnès Varda, tandis que la Nouvelle vague va poindre à travers Claude Chabrol et surtout François Truffaut, dont le premier long métrage, Les 400 coups, est désigné par les auteurs comme le film de l’année 1959. Dans un focus très pertinent, ils le qualifient d’ailleurs de « premier film repère de la Nouvelle vague » et évoquent certains de ses aspects essentiels – fragments de vie, opposition entre l’enfermement et l’évasion, livre érigé en objet culte, relation impossible entre Antoine et sa mère, critique des institutions, etc.
À marquer d’une pierre blanche
Jean Gabin, Bourvil, Alain Resnais, Jacques Becker, Roger Vadim, Louis Malle, Jean-Claude Brialy, Danièle Delorme… Nombreuses sont les personnalités mises en avant dans l’ouvrage de Philippe Pallin et Denis Zorgniotti. Ces derniers évoquent l’aspect choral et avant-gardiste de Sous le ciel de Paris, mais aussi la capitale hissée au rang de personnage, la fluidité de son montage ou encore ses unités de temps et de lieu. Ils reviennent aussi, parmi tant d’autres films, sur Les Diaboliques, qu’ils découpent en quatre parties et au sujet duquel ils soulignent le suspense et le jeu de miroir entre la fiction et la réalité. Jean-Pierre Melville a évidemment voix au chapitre : la relation qu’il entretient avec le cinéma américain, les motifs récurrents du mutisme ou de la solitude, son incapacité à faire la moindre concession, ses considérations sur le temps ou l’esthétique, ses motifs (chapeaux, grosses voitures, imperméables, bars…) nourrissent un texte brillamment étayé – et démontrant, s’il le fallait, le caractère programmatique du Silence de la mer.
Les auteurs se penchent aussi sur la principale révolution de la décennie en France : la couleur. Si elle apparaît aux États-Unis dès la seconde moitié des années 30, elle ne s’installe que tardivement, et très progressivement, dans les productions hexagonales, principalement en raison d’enjeux économiques sous-jacents. Si son apparition a fait moins polémique que celle du son, des réserves sont toutefois apparues, et de manière tout à fait contradictoire. En effet, tandis que certains regrettaient le prétendu réalisme exacerbé des couleurs, qui seraient dès lors, selon eux, essentiellement adaptées au cinéma documentaire, d’autres, a contrario, arguaient qu’elles étaient de nature à conférer un aspect baroque ou kitchissime aux films, voire qu’elles pourraient contribuer à trahir la vision des cinéastes. N’en jetez plus !
Sur Le Mag du Ciné