... Mais d'amour pas si rose qu'on pourrait le penser. (Critique bourrée de spoilers)
Car si le titre décrit bien l'oeuvre comme ce qu'elle est, à savoir une parenthèse d'amour dans la rocambolesque saga des Rougon-Macquart, on va bien au-delà d'une simple idylle parfaite. Si on doit prendre un Rougon-Macquart comme une parenthèse d'amour, il me semble qu'on devrait peut-être préférer La Faute de l'abbé Mouret, pour son sublime huis clos naturel revisitant le paradis perdu. Le monde est plus présent dans Une Page d'amour que dans La Faute. On entend le bruit de Paris, personnage à part entière de l'oeuvre, avec qui Hélène, l'héroïne, dialogue comme le grand autre, si proche mais si lointain et insaisissable tout à la fois - vers qui Jeanne, la fille d'Hélène et le coeur de la tragédie qui se noue, se tourne quand sa mère l'abandonne, comme un horizon de fuite, un coin de ciel bleu, une vie possible et ensoleillée. Il y a aussi Henri et Juliette Demberle, l'abbé et M. Rambaud, Lucien, Malignon, et toute la société bourgeoise parisienne, adulte comme enfantine. Le monde c'est par excellence Juliette, qui s'oppose avec Hélène mais la complète par tous les aspects possibles.
Et l'amour, c'est donc la tragédie. La jalousie maladive d'une enfant phtisique à l'égard de tous ceux qui mettent en danger l'exclusivité de son amour passionné pour sa mère, tant et si bien que [ATTENTION SPOILER] ça la tue. Puisque la mère aime, et aime ailleurs, et cède à sa passion amoureuse pour le médecin Henri.
Pas vraiment de suspense dans ce roman. On devine tout ce qui va se passer, on le sent, car le but n'est pas vraiment de nous étonner, mais plutôt de décrire le processus dialectique d'amour et de mort qui a lieu chez les protagonistes, à travers cet étonnant trio amoureux Jeanne-Hélène-Henri. On assiste à la fatalité dans ce qu'elle a de plus bouleversant - la mort d'une enfant de douze ans. Et le tout avec une telle beauté ! Surtout à travers les figures des fleurs et des enfants (on a une vision de l'enfance idéalisée à l'extrême et charmante au possible dans ce livre). La fin du livre est vraiment très belle.
Ce qui fait aussi l'intérêt de l'oeuvre, c'est cette description pointue et lumineuse d'un amour pur, flamboyant, entre deux êtres parfaitement accordés, qui passe de tranquille à dévorant, de spirituel à charnel, comme une soif insatiable, qui dévaste tout sur son passage et fait perdre la raison, et oublier la présence d'autrui, même de ceux qui sont le plus proches de nous. Outre la dimension bien moraliste qu'on peut discerner ici, on pourra goûter les figures des deux amants, dans l'intimité (et les dilemmes) d'Hélène et le mystère d'Henri. L'analyse du sentiment amoureux est classique mais fine, et réaliste. Les illusions de l'amour s'effondrent quand elles atteignent leur acmé - l'amour est irrémédiablement associé à la douleur, mais les hommes pourtant y cèdent tout aussi irrémédiablement. Quoique finalement la plus fidèle soit... la plus écervelée, comme quoi, on peut avoir des surprises. D'ailleurs le passage de la tromperie est prodigieux d'invention et de complexité, un des moments capitaux de l'oeuvre.
Somme toute, c'est un petit poison insidieux que Zola nous vend ici : ça a l'air d'être un bonbon acidulé, mais le bonbon peu à peu, et avec une grande élégance, devient aigre, ou plutôt reste bon mais devient trop épicé, inquiétant, avec un arrière-goût de mort. (La métaphore vaut ce qu'elle vaut.) Une histoire d'amour classique mais qui s'étoffe par la présence oppressante et obsédante d'une troisième personne, d'une enfant, qui quand elle cessera d'être obstacle ne saura pas faire autre chose que se laisser disparaître, pour hanter la conscience de la mère fautive et enfin peut-être gagner la partie. C'est très triste, très beau, ça se lit d'une traite, c'est doux et violent, c'est doré et sanglant. Sans être le meilleur Zola, c'est un Zola qui se tient très dignement dans la piteuse série des Rougon-Macquart, et qui montre que la misère amoureuse est au moins autant, sinon plus, tragique que la misère sociale - et tout aussi "naturalisable".