Commençons par ce qui pourrait fâcher : j’avais, sans trop me pencher dessus, accumulé un assez costaud a priori contre Alain Damasio. La Horde et Les Furtifs, tombés des mains avant la 50ème page, ce qui est rare par ailleurs, j’ai tendance à m'accrocher, mais non, style insupportable, personnages en carton, je n’adhérais pas. Comme en plus ledit Damasio s’était fait désagréablement remarquer par des propos totalement irresponsables pendant le plus fort de l’épidémie Covid, bref, le cas me semblait classé. Jusqu’à ce que cette Vallée du Silicium me fasse hausser un sourcil curieux, et me décide à mettre mes a prioris de côté. Déjà, la démarche est originale, voire audacieuse : invité en résidence d’écrivain à San Francisco, Alain Damasio décide de partir à la découverte concrète de la Silicon Valley et des gens qui y habitent et y travaillent. Pour un écrivain français, se définissant lui-même comme “technocritique” et penchant vers l’extrême-gauche, la Silicon Valley comme symbole et concentration de tous les accomplissements du technocapitalisme est une terre étrangère, voire hostile. Y pénétrer et discuter avec ses habitants/travailleurs devient une forte expérience de pensée contre soi-même, et voilà notre écrivain, Candide 3.0 en vadrouille à Cupertino au siège de Apple, en train de papoter avec des fanatiques du quantified-self qui portent des objets connectés en permanence pour mesurer leur sommeil et leur taux de glucose, mesurant l’écart écrasant entre la pauvreté des junkies au Fentanyl qu’il voit dans les rues et les milliards brassés par la Tech, rencontrant un programmeur-poète, et autres transhumanistes à divers niveaux d’illumination. L’originalité de la démarche, c’est que Damasio décide d’entrer en relation avec ces gens et ces situations de manière volontairement acritique : il veut comprendre, et pour comprendre il faut s’immerger. Il ne “débat” pas : il écoute. Ce que les gens de la SV et plus largement ce que la SV nous dit du monde et de nous. Avec ce constat : la séparation entre “Internet” et “la vraie vie” est obsolète. Nous vivons désormais (et pour toujours ?) en réalité mixte. Le smartphone est une révolution technologique, qui a créé une révolution anthropologique et de fait, nous sommes des transhumains, de gré ou de force. Avec forcément les questions que ça pose, puisque les objets collectent nos données qui alimentent des IA avec lesquelles nous serons forcés de cohabiter. Les meilleurs pages de Vallée du Silicium sont celles où Damasio interroge notre rapport aux objets connectés, notre consentement plus ou moins extorqué, et le constat que la technologie n’est jamais “neutre” : toute nouvelle technologie est forcément financée par quelqu’un qui y verra profit, elle est donc orientée dès le départ, et elle porte en elle un nouveau rapport au monde qui fera naître de nouveaux comportements. De ce fait, la Silicon Valley est le centre de notre monde technocapitaliste, qui en construit non seulement les objets mais en plus nos imaginaires. Et nous vendent les IA comme avènement d’une techno-Parousie avec toutes les question que ça pose au niveau de nos soumissions plus ou moins librement consenties. Bonus : Alain Damasio donne à la fin du livre une nouvelle, sur une personne enfermée chez elle par sa propre domotique, et qui est…très bien écrite. On restera plus que sceptique sur certaines propositions politiques de Damasio, qu’on va qualifier de “légères” pour être gentil, mais on lira avec grand intérêt cette Vallée du Silicium qui pose de bonnes questions et met le doigt dans le processeur avec une note de Turing/20.