Quel plaisir on trouve à parcourir le mécanisme d’un roman bien construit. Jean-Baptiste Andrea possède la minutie du sculpteur qu’il dépeint dans son quatrième roman Veiller sur elle, tant il manie avec virtuosité le rythme de ses péripéties. Mimo Vitaliani s’apprête à rendre son dernier souffle, isolé dans un monastère au fin fond de l’Italie. Les moines qui l’entourent sur son lit de mort se demandent encore qui était au fond ce nain sculpteur, exilé parmi eux depuis des décennies, qui passait des heures à « veiller sur elle ». Qui est-elle ? Pourquoi cet homme se trouve-t-il là alors qu’il semble n’avoir aucun lien avec la religion ? C’est lui-même, Mimo le narrateur, qui reviendra pour nous, lecteur, sur sa propre vie alors qu’il ne lui reste que quelques heures à vivre.
Romancier planificateur, Jean-Baptiste Andréa semble savoir parfaitement où il se rend du premier au dernier mot, distillant les informations au compte-goutte afin de maintenir l’envie de tourner la page. On est pourtant loin des ficelles éculées des « page turner ». Les personnages sont brossés avec une nuance et une complexité savoureuses. Mimo est un artiste génial acclamé pour son talent, mais il est au fond pétri d’égoïsme et cède beaucoup sur ses rêves d’enfance pour mieux grimper l’échelle sociale auprès des Orsini. Viola est une rebelle et une originale, un personnage féminin flamboyant, mais elle s’assagit avec l’âge, renonce elle aussi à ses idéaux pour mieux se conformer aux attentes des siens. Si tous les deux ont un ultime sursaut, leur trajectoire respective dessine un roman des renoncements, une histoire de lâchetés, voire d’individus écrasés par leur condition. Mimo est un nain aux origines prolétaires, Viola une femme issue de la noblesse, chacun aspire à briser ses chaînes et à s’élever, chacun finit par chuter dans l’ordinaire, dans le conformisme.
Et puis il y a l’histoire, ce 20e siècle effervescent que chaque personnage traverse à sa manière, un peu comme dans le Tambour de Gunter Grass. Il y a cet ultime drame, un tremblement de terre destructeur qui agit comme un révélateur de l’absurdité des quêtes humaines. Francesco et ses ambitions de devenir pape ? Viola, femme politique émancipée et révolutionnaire ? Les Orsini, enfin dominateurs sur leurs terres ? En quelques minutes, tout s'est effondré, les bâtiments ont disparu, les corps disloqués ont été ensevelis. Pour les survivants, quoi de plus vertigineux ? C’est de cette infinie tristesse que naît la fameuse Pieta de Mimo, celle qui chamboule tous ceux qui la contemplent, celle qui a subi la censure du Vatican, l’objet de la veille constante du narrateur dans ses années de reclus, au monastère. On l’avait deviné, la Pieta est Viola.
Mais quand l’ouvrage est si précis, quand le chemin transporte si loin et si efficacement, quand le souffle des premières pages ne se tarit jamais vraiment, l’arrivée ne rate jamais sa cible. La prévisibilité scénaristique – toute relative, parce que globalement on est plutôt dans l’imprévisible du début à la fin - importe peu. Il n'y a pas non plus de propos fort, on ne sait jamais vraiment ce que l'auteur herche à nous dire, au fond. Le style, assez classique, est quelques fois un peu lourd mais surtout très efficace.
Il n'empêche. Ca fonctionne, c’est fait avec élégance, avec intelligence, avec rigueur. C'est un bel objet d'artisanat. Un livre qui peut plaire aux plus littéraires comme à ceux qui ne recherchent que du plaisir dans la lecture. Un bouquin qu’on pourrait finalement conseiller à n’importe qui. Rien que pour ça, je trouve que le Goncourt, habituellement plus élitiste dans ses choix, est mérité. Plutôt que de faire primer la virtuosité de la forme, comme elle le fait habituellement, l'Académie consacre cette fois l'art du récit. La littérature, c'est aussi (surtout, diront certains), savoir raconter une histoire. Et Jean-Baptiste Andréa l'a fait avec brio.