*Venise* est un bon livre, dont le seul défaut est de promettre plus qu'il n'offre. Élisabeth Crouzet-Pavan y parcourt 1500 ans d'histoire de la cité avec une belle qualité de plume et de manière à la fois synthétique et assez complète (on regrettera seulement l'impasse complète sur l'histoire culturelle médiévale, tout en la comprenant au regard de l'ampleur du projet tel qu'il est). On peut en distinguer à gros traits cinq temps. Le premier est celui de l'émergence des brumes de l'histoire. Née d'une sorte de synœcisme lagunaire, Venise s'ancre au Rialto au IXe siècle, à un moment où elle est encore très marquée par l'influence byzantine. À partir du XIe siècle, et jusqu'au XVe, la République connaît ses heures de gloire. Son modèle politique se cristallise (en même temps qu'il commence à se fermer, avec la "Serrata" de 1297) et sa puissance commerciale et politique ne fait que croître : conquête du vaste "stato da màr" puis des Domini di Terraferma, organisation au XVe siècle du système des convois... la ville est alors la capitale de la Méditerranée. Puis commence le troisième temps, celui du déclin. Au XVIe et au XVIIe, Venise résiste, mais son modèle s'effrite, avec des hauts et des bas, face à une puissance ottomane qui ne cesse de s'affirmer (on découvre au passage que la fameuse bataille de Lépante a été une coûteuse victoire à la Pyrrhus, suivie d'une paix désastreuse). Les XVIIIe et XIXe siècles sont ceux de la fin de la République. Déjà provincialisée au XVIIIe, la Sérénissime est balayée par les guerres révolutionnaires, qui y abolissent en deux ans un régime vieux de cinq cent ans au moins (1797) puis la souveraineté même de Venise, placée sous domination autrichienne (1798). Commence alors un quatrième temps – Venise après Venise –, où la République devient une simple ville, intégrée dans l'histoire italienne. Le tourisme s'y hypertrophie ; la ville se drape, dans les imaginaires, du linceul des belles mortes. *Venetiae" retrouve, suggère joliment Crouzet-Pavan, son pluriel, avec l'opposition de Mestre, poumon économique et poids lourd démographique, et Venise "centro storico", aux allures de parc d'attraction. Cette histoire se clôt par un amusant clin d'œil au spritz, né de la période autrichienne, qui a d'abord été un simple vin blanc rallongé d'eau et teinté de bitter, aujourd'hui devenu un produit culturel mondial sous sa forme à l'Aperol. Tout cela étant dit, pourquoi écrivais-je plus haut que l'ouvrage ne promet plus qu'il n'offre ? Parce que son autrice ouvre presque tous ses chapitres par l'annonce de ce que le récit traditionnel de l'histoire de Venise serait à nuancer voire à renverser. Si la démonstration est convaincante sur certains points (notamment l'idée que l'ancrage en "Terre ferme" n'a pas sonné en ssoi le glas de l'empire maritime), il reste difficile de nier la force d'attraction du récit le plus simple, qui voit en Venise un *exemplum* remarquable de la gloire et du déclin des puissances terrestres. La République apparaît à cet égard comme une "pré-Europe", qui en annonce le destin avec cinq siècles d'avance : née dans une zone obscure, bientôt hégémonique sur les mers et dotée d'immenses possessions outre-mer, elle finit par faire figure de naine au regard des empires qui grandissent à son côté, perd ses avant-postes ultramarins, puis devient un musée et un lieu de distraction pour les nouveaux puissants.

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le 26 oct. 2024

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