Vernon Subutex est le témoin, plus que le porte-parole, d'une époque révolue. Sa génération est celle de ma mère, des personnes qui ont 50 ans aujourd'hui, et au moins 30 ans de décisions plus ou moins bonnes, de relations perdues de vue, de projets avortés, de regrets, d'expériences signifiantes dans leur mémoire. Virginie Despentes s'emploie à faire revivre le fantôme des années 80 avec une certaine nostalgie. Cet ancrage du récit est avant tout culturel et joue sur la référence : Vernon était disquaire, dans ce qu'on peut appeler sa vie antérieure. La bande-son de ses souvenirs ? Siouxsie and the banshees, Minor Threat et Einstürzende Neubauten. On peut néanmoins regretter que ce name-dropping, parfois un peu gratuit, ne soit pas associé plus finement aux situations évoquées.
L'ambiance, elle, est celle des années 2010. Si le choc est rude pour la génération de Vernon, Despentes ne tombe pas dans l'anti-modernisme primaire. Voir des jeunes filles de 14 ans gagner un SMIC grâce à leur chaîne de youtubeuse beauté les surprend mais on ne trouve ni blâme ni tentative de jugement. Ca tombe bien, les anti-modernes ont suffisamment de supports d'expression comme cela.
Ce qui est à la fois la force et la faiblesse de ce premier tome, c'est sa volonté d'exhaustivité. Virginie Despentes a un talent pour parler des gens cabossés, de ceux chez qui la rage de vivre peine à maintenir ignées les cendres de l'espoir. Deux moments de grâce, lorsque deux personnages féminins perdent ce qu'ils aiment le plus au monde : pour une vieille dame, son fils, à cause de la drogue. Pour une jeune SDF, son chien, car il s'était éloigné d'elle et avait été attrapé par la police. Dans les deux cas, l'empathie est clairement sollicitée, on ressent tout : la culpabilité, la colère, l'impuissance, la perte de sens.
Despentes s'essaye à tous les sujets majeurs d'actualité : troubles alimentaires, transexualité, islam et rapport à la foi, pornographie, dépendance à la drogue. Son projet apparaît rapidement : Vernon Subutex doit être une fresque des maux des gens de notre époque. Les mouvements féministes insistent sur le fait qu'il faut éviter de s'exprimer sur des sujets sensibles si l'on n'est pas concerné, car cela peut mener à invisibiliser les personnes qui témoignent de ce qu'elles vivent. Le projet littéraire me semble justifier ce parti-pris, bien qu'il puisse naturellement occasionner des maladresses, ou sembler trop cru à ceux dont la vie est marquée par l'un des thèmes abordés. D'un regard extérieur, le ressenti des personnages me semble en tout cas très juste.
Un aspect particulier m'a empêchée d'être totalement conquise par ce début d'histoire : un dénominateur commun beaucoup trop visible. Chaque personnage se définit selon son rapport à la transgression (sexe, violence, psychotropes, conviction politique extrême). Là où un défilé de personnalités complexes surprendrait le lecteur, on en vient à trouver le récit plat. Des personnes qui gravitent autour de Vernon Subutex, on apprendra avant tout les vices et les addictions. La seule qui s'éloigne de ce schéma est la jeune musulmane qui s'efforce d'être pieuse pour son père (qui, lui, craint qu'elle se soit radicalisée et rejette sa foi), mais ce qui la caractérise est également un positionnement vis à vis des transgressions de la civilisation occidentale.
Cette propension de Despentes à revenir aux sujets qui l'obsèdent l'empêche de livrer une fresque convaincante du calibre de la Comédie humaine à laquelle on compare volontiers Vernon Subutex (quand les gens ne confondent pas avec la Divine Comédie... bon, on leur en veut pas, il y a aussi Comédie dans le titre).
Finalement, cet entrelacs de pulsions et d'avis donne à ce roman un aspect brouillon qui le dessert. Il a une fonction de contextualisation et les liens entre les personnages apparaissent un peu tard : j'ai trouvé que ce tome de Vernon Subutex manquait de relief et de maîtrise en terme de structure, ce qui est à la fois dommage et quasiment inéluctable si l'on considère son ambition.
La quasi totalité de ces impressions s'affineraient et se modifieraient probablement à la lecture des tomes suivants, reste à savoir si celui-ci a rempli son office et saura me donner envie de me procurer les autres.