Vernon Subutex est avant tout une série de portraits. Une collection de chapitres largement occupés par la narration interne d'un personnage, souvent nouveau, dont on apprend le passé, le mode de pensée, les opinions politiques et mondaines, les affects. Ces passages en tout cas occupent plus de place que la scène elle-même qui sert de liant autour du fil commun directeur du roman.


Ce fil directeur est assez simple: Vernon Subutex, vieux rockeur quadragénaire, ancien disquaire et dorénavant chômeur, se retrouve à la rue et fait le tour de ses connaissances pour tenter de s'en sortir. Parmi ses maigres possessions, une auto-interview inédite de son ancien ami Alex Bleach, grande star du rock décédé il y'a peu. Cet enregistrement va susciter la convoitise de plusieurs personnages. Mais finalement, l'intérêt de ce fil rouge est assez maigre: il n'y a rien de très haletant dans ce qu'on aurait du mal à appeler les "péripéties" de Vernon et de ceux qui le cherchent, rien qui fassent vraiment envie de savoir ce qu'il y'a sur ce fameux enregistrement, et ce n'est de toute façon pas, je pense, l'intérêt du roman.


L'intérêt, donc, ce sont ces portraits. La narration, à la première personne, bénéficie du style très fort, féroce, de Despentes, et ce sont souvent des dégueulements de haine, des cris de désespoir ou d'exultation, auxquels se livrent ses personnages. Beaucoup sont d'ailleurs exécrables (les hommes en particulier): de sa bourgeoisie à ses rues, c'est un Paris bien sombre que dépeint Despentes. Mais elle n'écrit pas pour autant avec le cynisme facile du pseudo-intellectuel, elle écrit avec la colère froide de la militante, qui n'a pas encore lâché le morceau. Il ne s'agit pas d'une "critique de la société", expression de toute façon trop galvaudée pour avoir encore une quelconque portée, mais d'un constat lucide, sans jugement moral implicite.


Il est remarquable de voir l'impression de réalisme stupéfiante qui se dégage de ces pensées pourtant si différentes entre elles, et différentes de celles de l'autrice (on visite même pour un moment la tête d'un faf), que l'on peut deviner si l'on connaît un peu son background, à travers ses interviews ou King Kong théorie. A travers la façon de narrer leur vie de ces personnages, de voir les évènements qui se déroulent, à travers leurs opinions et leurs préjugés et leur façon de se comporter, ce sont des vérités sociologiques que Despentes met en scène sans les énoncer. Cette impression de lire une chose dite dans le langage du roman plutôt que dans un énoncé explicite, mais qui sonne juste, est une des grandes forces du livre. Ce réalisme donne aussi sa force aux émotions qui traversent les personnages, parfois violentes, souvent tristes, de temps en temps euphoriques. C'est un roman qui ne laisse pas indifférent, ce qui est déjà beaucoup. En tout cas qui ne m'a moi pas laissé indifférent, même si je ne suis pas certain qu'il soit reçu par tous de la même façon.


Ce qui me fait me poser des questions sur la réception que peuvent avoir différentes personnes de ce roman, c'est le fait que je ne l'ai pas aimé de bout en bout. A plusieurs reprises, des passages ont failli me faire complètement décrocher, au point que même si mon impression finale est positive, je me suis demandé à un moment si je n'allais pas abandonner en cours de route. J'ai décrit l'impression de réalisme qui se dégage des personnages, mais ça n'a pas toujours été le cas. Or, dès que s'insinue une impression contraire qui laisse entrevoir que l'on a bien affaire à des personnages de fiction, vivant une vie fictive que l'on ne peut pas rapprocher de sa réalité vécue, tout s'inverse très vite et l'intérêt s'évanouit. La faiblesse du fil rouge pour ce qui est d'accrocher l'attention ne pouvant servir de prise de rappel, on est alors en danger de décrocher simplement du roman. Il en ressort un sentiment très frustrant.


Cependant, ces moments où ce qui est décrit devient irréel, trop éloigné de ma réalité à moi, dépend beaucoup de ma propre expérience de lecteur. Peut-être que ces choses qui me frustrent tant elles paraissent fictives sont en fait vécues par d'autres comme vraies. De même, ce qui me frappe de réalisme n'est pas nécessairement réel. Je ne sais pas ce qui se passe vraiment dans la tête d'un SDF, d'un mec de droite, d'une grande bourgeoise parisienne ou d'un type qui bat sa femme. Si je reconnais des vérités objectives à certains endroits, il n'en reste pas moins une part de psychologie subjective importante. D'ailleurs la vie de Virginie Despentes elle-même est certainement très éloignée de ce qu'est ma réalité. Je trouve aussi ce roman intéressant dans cet aspect qu'il a de susciter une très forte impression de réalité, sans que l'on puisse forcément prédire ce qui fonctionnera ou pas selon le lecteur.

Down
8
Écrit par

Créée

le 6 août 2017

Critique lue 445 fois

Down

Écrit par

Critique lue 445 fois

D'autres avis sur Vernon Subutex, tome 1

Vernon Subutex, tome 1
darknight
5

ennuyeux et caricatural

C'est le premier Despentes que je lis, j'avoue avoir été déçu. Le récit partait bien et n'était pas dénué de qualités, mais le livre devient assez vite une succession de portraits peu intéressants...

le 20 févr. 2016

54 j'aime

3

Vernon Subutex, tome 1
eloch
7

"L’époque plébiscite la brutalité"

A propos du dernier livre de Virginie Despentes, on peut lire un peu partout que la colère de l'écrivaine est intacte. Tant mieux ou tant pis car ce n'est pas ça qui ressort en premier lieu de...

le 22 janv. 2015

49 j'aime

8

Vernon Subutex, tome 1
BrunePlatine
8

Radiographie du XXIème siècle

Je viens tout juste de refermer ce bouquin : c'est la première fois que j'accroche vraiment avec Despentes, et pas une petite accroche, un vrai coup de coeur. Ce roman, aux allures de vrai-faux...

le 29 avr. 2015

39 j'aime

12

Du même critique

Log Horizon
Down
8

Critique de Log Horizon par Down

Log Horizon est adapté d'un light novel de Mamare Touno (aussi connu pour Maoyuu Maou Yuusha), dont le synopsis n'est pas sans rappeler celui d'un certain animé ayant été assez populaire il y'a...

Par

le 13 avr. 2014

13 j'aime

3

L'Île de Giovanni
Down
7

Critique de L'Île de Giovanni par Down

L’ile de Giovanni est un film de Nishibuko Mizuho, réalisateur vétéran et collaborateur de longue date de Mamoru Oshii, s’étant récemment illustré sur Musashi : The Dream of the Last Samurai. Ce...

Par

le 29 mai 2014

12 j'aime

Non Non Biyori
Down
8

Tranche de vie campagnarde

Non Non Biyori appartient à un espèce de sous-genre de la tranche de vie, qui ces dernières années a été exploité encore et encore. Le principe consiste à constituer un groupe de jeunes filles aux...

Par

le 12 avr. 2014

9 j'aime

5