Aurait-on l'idée de discuter d'amour sans prendre la peine d'élaguer les embranchements multiples qui entourent et décorent l'un des termes les plus polysémiques qui soient ? Désignant tout à la fois un lien charnel et érotique assorti d'un attachement durable, un lien filial ou parental ou même un lien spirituel, le mot « amour » est un pot-pourri qui se prête, dans son aspect polymorphe, à tous les sophismes et à toutes les déformations. De fait, il n'est rien de plus facile pour un sophiste roué de jouer de cette confusion pour défendre son propre modèle amoureux en se rapportant alternativement aux valeurs associées à tel ou tel type d'amour sous le simple prétexte que les types en question se rangent sous la même dénomination, alors même qu'ils recouvrent des catégories différentes et contradictoires par essence.
Ainsi, sous la plume de Yves-Alexandre Thalmann, le polyamour (le fait d'entretenir des relations amoureuses multiples sur le long terme de façon ouverte et assumée) ressort d'un syncrétisme réussi entre l'amour sentimental traditionnellement monogame et une vision plus large de l'Amour, débarrassé de toute forme d'exclusivisme. Dans une vision New Age qui se réclame sans trop le dire des spiritualités prêchant l'amour universel, l'auteur clame que des amours pluriels sont la clé vers l'abandon des pesanteurs causées par la jalousie, l'ennui, la négation de soi par compromission et par désir de plaire (...) et tant d'autres des affres que peuvent connaître les couples monogames. Je ne nie aucun des constats que la remarque précédente édicte ; la monogamie n'a rien d'un long fleuve tranquille. Cela ne laisse en aucun cas le droit à l'auteur de considérer sans le dire (soit de l'introduire de façon insidieuse à l'esprit du lecteur comme un truisme) que le polyamour préserve des inconvénients d'un amour monogame tout en sauvegardant ce qu'il a de plus beau. C'est là tout le jeu pervers de ce psychologue improvisé (s'il se dit psychologue à la simple détention d'une licence, j'aurais au moins eu le plaisir de me découvrir à la fois biologiste et historien...) : prétendre qu'on peut retrancher avec la monogamie tout potentiel pathogène, douloureux ou instable à l'amour, sans accepter que le corollaire d'une telle vivisection soit nécessairement un appauvrissement considérable du sentiment lui-même.
D'après l'auteur, le polyamour préserverait donc les vertus de l'amour monogame quand il permet une complémentation de soi et un compagnonnage affectif profond en plus d'une satisfaction sexuelle, tout en lui en évitant grâce à l'infusion subtile d'une dose d'Amour universel de sombrer dans la jalousie et autres bassesses humaines, mais aussi de procéder à la découverte de soi à travers le prisme de plusieurs partenaires. L'argument à opposer à un tel mantra est simple : « l'amour sentimental » est électif et discriminant par essence, et par là-même s'oppose à un amour christique fait d'universalisme. Choisir l'un, c'est nécessairement le choisir au détriment de l'autre. Le pire, c'est que l'auteur n'est pas inconscient de cette exclusivisme de l'amour amoureux, puisqu'il décrit lui-même les mécanismes biologiques à l'origine de notre irréductible tropisme vers un être unique. De fait, si l'amoureux shakespearien ne pense qu'à sa douce et à aucune autre, c'est sous l'effet conjugué de différents facteurs : ocytocine (hormone de l'attachement notamment secrétée en masse chez les femelles mammifères pour garantir l'attachement à leur progéniture), dopamine (neurotransmetteur chargé d'accentuer motivation et concentration, soit ici d'éviter les stimuli extérieurs à l'aimé(e)) et surtout endorphines (les fameuses hormones du bien-être) sont abondamment secrétées au moment où se noue une relation amoureuse.
L'auteur reconnaît même, bien qu'il n'en tire pas les conséquences véritables, l'origine évolutionnaire de ces processus qui rivent un être à un autre : la consolidation du lien entre les deux amoureux s'est constituée, chez les espèces dont les petits sont les plus fragiles, comme la garantie que les parents formeront le temps d'assurer une autonomie à ceux-ci une cellule familiale soudée à même de leur apporter soins et protection. Que l'on prenne un angle ou bien l'autre, la dimension exclusive de la relation de dépendance qui se noue entre les deux partenaires se fait de toute façon jour : la production des neurosécrétions qui nous attachent à un partenaire (et qu'il faut bien distinguer des stimuli érotiques qui ne fixent quant à eux qu'une excitation sexuelle) est déclenchée par le stimulus du contact avec l'être aimé (sa vue, son parfum, sa voix...), et vise au maintien le plus assidu et le plus intime du contact en question, ce qui suppose nécessairement l'exclusion du contact avec d'autres. S'il nous faut admettre qu'on puisse aimer d'amour deux personnes à la fois, ce que je ne réfute pas en bloc, il nous faut alors admettre également que la somme d'excitations est double et contradictoire : des mécanismes contraignants et contradictoires nous tirent dans deux directions opposées, ce qui aurait bien plus à voir avec un déchirement schizophrénique qu'avec l'enrichissement miraculeux que prône l'auteur dans sa lubie d'un amour cumulatif. Une logique évolutionniste confirme sans surprise que les mécanismes qui nouent le sentiment amoureux doivent être exclusifs par essence : les conditions naturelles difficiles dans lesquelles a émergé homo sapiens et la base génétique qui conditionne son comportement ne laissaient sans doute que bien peu de chances aux enfants dont les parents s'amourachaient à droite et à gauche sans prendre la peine de former la cellule familiale solidaire nécessaire à leur survie. De tels enfants, qui auraient hérité de la propension parentale aux amours multiples, auraient nécessairement vu leurs chances de survie se réduire et n'auraient pu transmettre ces caractéristiques à leur tour, au contraire des enfants procréés par des individus unis par un lien individuel fort.
On peut donc s'étonner de voir l'auteur, après avoir reconnu cet ancrage biologique de l'exclusivisme de l'amour amoureux, escamoter cet accroc majeur à sa thèse en une pirouette des plus simples : ces amours exclusifs ne seraient qu'un insignifiant feu de paille, puisqu'ils sont destinés à ne durer que trois ans, le cerveau cessant au-delà sa commande neuro-hormonale et le lien amoureux se distendant de lui-même. Si je ne nie pas ce constat devenu banal selon lequel la passion amoureuse dure trois ans, j'avoue très mal comprendre pourquoi il faudrait alors rejeter en bloc l'idée d'un amour monogame que le couple a très bien pu continuer à construire sur une base différente, faite d'affection, d'expériences partagées et de projets communs. Thalmann nous invite en effet cyniquement a prendre congé d'un amour monogame qu'on sait condamné par avance, sans jamais prendre la peine de s'exonérer du fait que les amours multiples qu'il prône ne dépasseront pas non plus cette date de péremption. Si Thalmann invite au polyamour plutôt qu'à l'amour monogame, c'est en fait sans doute parce qu'il admet sans avoir l'honnêteté de le clamer ouvertement que le polyamour ne comporte pas cette passion qui naît de l'exclusivité et qu'il réduit à l'envers de la jalousie sans daigner voir la beauté de son endroit. En d'autres termes, si le polyamour ne pourra jamais s'étioler, c'est parce qu'il n'aura jamais été que médiocre. Une rose qui n'a jamais fleuri ne peut naturellement pas faner.
Comble de l'impudence, l'auteur reproche donc à la monogamie de n'être qu'un compte-à-rebours vers la disparition annoncée de ses débuts enchantés, pour éviter d'avoir à admettre que le polyamour est pour sa part incapable de parvenir à ce degré d'enchantement à un quelconque stade de son développement. D'ailleurs, le sentiment amoureux n'est après tout si grisant que parce qu'il n'est pas destiné à l'éternité, contrairement à ce que les pires clichés romantiques font il est vrai accroire. Si l'amour monogame retombe au bout de quelque temps dans une routine il est vrai parfois un brin désenchantée, le polyamour, qui se coupe des seules possibilités qu'a la passion amoureuse de s'épanouir (soit en se fixant sur un objet individué), ne peut être par essence qu'un mode de relation d'intensité médiocre. Il a donc beau jeu de se moquer des excès et des douleurs qu'inflige si souvent un amour jaloux et tyrannique, mais il devrait bien se garder d'oublier que si les errements de l'amour monogame sont si forts, c'est bien parce que l'intensité émotionnelle dans laquelle il aspire ceux qu'il touche est sans commune mesure. C'est là un second ancrage de l'amour monogame, psychologique cette fois, auquel l'auteur n'a pour sa part rien compris, et dont naissent nos plus beaux tourments tout comme nos plus grandes victoires : on n'aimera jamais qu'autant que ce que l'on est prêt à perdre, soit que ce que l'on est prêt à souffrir.
Ce versant psychologique de l'exclusivité amoureuse, relais de nos inclinations biologiques vers la monogamie, peut se comprendre comme suit : l'amour monogame (et l'auteur ne me contredira pas sur ce point) est un renoncement. En choisissant une femme, je dois il est vrai renoncer à toutes les autres, et par-là même me mettre à la merci de toutes sortes de frustrations sexuelles, oublier toutes sortes de possibles affectifs. Mon choix premier d'une partenaire, certainement mû par un désir sexuel et une compatibilité d'âme, est donc nécessairement relayé par le sacrifice qu'il occasionne : pour faire vivre l'amour qui l'anime, je dois jeter dans son brasier l'image symbolique de toutes les relations dont il me prive. Sans cette privation, sans le renoncement qu'il occasionne, le feu s'éteindra à coup sûr à la première brise que feront souffler les désirs nés du contact avec les autres femmes, et la passion amoureuse s'éteindra bien avant trois ans. En somme, l'investissement sexuel, temporel et affectif consenti auprès d'un seul partenaire justifie et nécessite en retour un surinvestissement affectif nécessaire de la relation. L'amour, pour le dire, en termes freudiens, est sans doute pour bonne part une sublimation des frustrations que génèrent justement le choix exclusif d'un partenaire au détriment des autres. Sans ce choix, l'amour n'existe plus. Sauf à considérer l'amour au sens amoindri d'une relation affective ou amicale assortie de la pratique éventuelle du sexe, le terme polyamour a donc valeur d'oxymore. Ou bien dit le plus simplement du monde : le polyamour n'existe pas.