Essayer d’écrire une chronique sur un livre de Thomas Pynchon est un exercice périlleux. Il faudrait, déjà, l’avoir compris, mais qui peut se targuer d’avoir vraiment et totalement « compris » l’œuvre protéiforme et ésotérique de l’auteur ? Ésotérique, non dans un sens magique ou religieux bien sûr, mais dans le sens où son appréhension est peu accessible au premier abord et ne se livre qu’au prix d’un travail du lecteur (déf. du Robert : « Obscur, incompréhensible pour qui n'appartient pas au petit groupe des initiés. »). Une chronique de Pynchon ne peut donc que ne pas être à la hauteur de l’œuvre.
Plus célèbre des auteurs inconnus par son refus de toute apparition publique, par la rareté de ses interviews, son visage même nous est quasiment inconnu puisque l’on n’en connaît que très peu de photographies, celles-ci datant de sa jeunesse durant les années 1950 (l’on aime souvent qualifier abusivement Pynchon d’auteur reclus, parce qu’il préfère le confort de l’anonymat et ne joue pas le jeu des médias, la force de ses œuvres et son statut d’auteur culte lui permettant ce luxe), Pynchon exerce depuis longtemps une certaine fascination sur moi (par la richesse pourtant sans fioritures de son écriture, la multiplicité des arcs narratifs et des références que l’on s’amuse à trouver dans chaque page), aussi m’étais-je précédemment attelé (avec un grand enthousiasme mais aussi un peu d’appréhension devant la tâche) à entamer la lecture de quatre de ses romans. Sur les quatre (V, L’arc en ciel de la gravité, Mason & Dixon, et Vente à la criée du lot 49), je parvins à en terminer un (V)… et n’y comprenais grand-chose. Vice caché fut donc mon premier Pynchon terminé et (dans la mesure du possible) compris.
J’ai lutté pendant des années sur Mason & Dixon et L’arc en ciel de la gravité, arrêtant et reprenant mes lectures au gré de ma fatigue (car oui, lire Pynchon nécessite une bonne dose d’énergie intellectuelle et de concentration), et perdant le fil des récits entremêlés et des innombrables personnages. Aussi, pour me lancer dans la lecture de Vice caché ai-je changé d’approche : j’ai lu accompagné. www.pynchonwiki.com (un wiki dédié au « décodage » de l’œuvre de Pynchon et spécifiquement son wiki consacré à Vice caché) et https://inherent-vice.com (Inherent Vice Diagrammed - Thomas Pynchon's "Inherent Vice" explained in diagram form : tout un programme !) ont été mes deux béquilles. Le premier répertorie et explique autant que possible les références évoquées, page par page. Le second résume en quelques lignes chaque chapitre et pour chacun d’entre eux illustre par un diagramme les relations entre chaque personnage. C’est un concept : chaque page lue demande autant voire plus de temps de recherche et de découvertes ouvrant sur toutes sortes de choses. Approche qui impose une lecture lente, ce qui n’est pas plus mal. Approche qui me paraît indispensable pour aborder mes prochaines lectures de l’auteur.
Outre le support de ces deux sites, il faut dire que Vice caché est considéré comme l’un de ses romans les plus accessibles, peut-être le plus accessible : 472 pages dans sa traduction française en poche, quelques 130 personnages « seulement », un schéma narratif assez classique et, cerise sur le gâteau, une action se déroulant dans une époque pour laquelle j’ai un certain attrait (la contre-culture US en 1970). Pynchon reprend ici les codes du roman noir, ce genre emblématique des années 1950, mais place son récit dans cette période charnière marquée par Charles Manson et Altamont, voyant se dessiner la fin du rêve hippie, créant par là une sorte de distorsion temporelle où le privé a remplacé le bourbon par le joint et a troqué son costume et son chapeau par un short et des tongs.
Auteur avare (huit romans seulement en plus de soixante ans de carrière) mais généreux (fruits d’années de travail, chaque livre est une œuvre ciselée, dense, un labyrinthe dans lequel l’on se perd, un univers à part entière), truffant ses livres de références, tant à la littérature, à l’histoire, à la science et aux technologies qu’à la "pop culture" : la musique, le cinéma, la télévision, les légendes urbaines, les théories conspirationnistes, entre autres choses… (Et quand l’auteur apparait dans un épisode des Simpsons, la tête couverte d’un sac en papier, Pynchon entre lui-même dans la pop culture, la boucle est bouclée). Cet auteur a le don de me faire sentir inculte, mais s’amuser à retrouver les incalculables références et la façon dont elles s'articulent dans l'univers pynchonien fait partie du jeu et du plaisir de la lecture de cet auteur. Un jeu de pistes, en quelques sortes.
Par ce goût de la citation, par l’éclatement des styles (la coexistence tout à la fois de la littérature classique, contemporaine et parfois presque expérimentale, de la littérature de genre, de textes de chansons…), par cette prise de recul passant par l'humour souvent, absurde ou satyrique, d'où malgré cette culture impressionnante cette impression de ne jamais "se prendre au sérieux", par cette façon de faire voler en éclats l’opposition entre culture savante et populaire, les romans de Pynchon sont souvent considérés comme emblématiques du style postmoderne. Et en effet, dans ce goût de l’hybridation des genres, ce cynisme contemporain et le rejet du paradigme moderniste, comment ne pas penser au pop art (mouvement qui émerge dans la même décennie que Pynchon, les années 1960), au post-expressionnisme des années 1980 (qui est un expressionnisme débarrassé de toute velléité moderniste, pétri de citations et métissages), ou encore au travail réflexif et cynique d’un Jeff Koons ou d’un Gerhard Richer d’avant les années 1980 ? Il m’est tentant de risquer un parallèle avec les peintures de Basquiat (qui mêlent les influences de l’expressionnisme abstrait et de l’art africain, des grands peintres classiques et du graffiti, de l’art brut et de Warhol, sont remplies de symboles et d’acronymes qu’il faut déchiffrer, et traversées de références à la musique, à la boxe, à l’histoire, à celle des noirs américains, aux dessins animés et à tout ce qui passe par la tête du peintre) et peut-être n’est-ce que pas un hasard si j’éprouve une telle attirance pour l’œuvre de ces deux artistes.
Lire Vice caché, c’est entrer dans un univers où s’entrecroisent (en vrac, parce que c’est comme ça dans un bouquin de Pynchon) le cinéma, le surf-rock et le rock psychédélique, le jazz, la bossa-nova et autres musiques latino, les soap operas et séries TV, les jeux télévisés, Arpanet, des confréries néo-nazies, les Black Panthers et autres mouvements d’émancipation noirs, des gangs latinos, le LSD, Scooby-Doo, les voitures, la culture hippie, la politique américaine, les détectives privés, le FBI, Donald Duck, James Bond, les zombies, la famille Pierrafeu, Frank Sinatra et le Rat Pack, Godzilla, la chasse aux sorcières, la psychiatrie, Krishnamurti, la Lémurie, les sectes, la culture surf, Charles Manson, l’urbanisme, Star Trek, le droit maritime, la technologie télévisuelle, les amphétamines, la bouffe, le Magicien d’Oz, le voyage astral, l’architecture ésotérique… et bien d’autres encore, un univers dans lequel les protagonistes portent des noms empruntés à la botanique, où l’on lit des textes de chanson, des jeux de mots que le traducteur francophone a essayé de traduire tant bien que mal… Entrer dans un livre de Pynchon, c’est se laisser emporter dans un tourbillon dont on ne voit jamais vraiment le fond, et dans lequel l’on éprouve ce plaisir des découvertes et des connexions insoupçonnées, c’est entrer dans un univers à part, une aventure dont on ne sait combien de temps elle va nous prendre, mais où l’on se délecte de chaque page…