J'avais commencé la lecture de ce roman, si célébre, lorsque je n'avais pas encore 14 ans, dans les années '80, et le délaissai rapidement au bout des quatre ou cinq premiers chapitres, assommé par un ennui profond que je ne savais expliquer alors. Pourtant j'avais le goût de la lecture et m'attaquais sans problème à d'autres œuvres cultes de la SF ("Demain les chiens", "Les androïdes rêvent-ils de moutons électriques") que je dévorais à chaque fois en peu de temps.

Dernièrement je me suis dit que je ne pouvais pas courir le risque de finir mes jours sans avoir lu au moins un des grand classiques de Jules Verne, et j'ai donc tout naturellement recommencé la lecture de celui qui, à mes yeux, pouvait correspondre le mieux à mes goûts.

Aujourd'hui mieux armé intellectuellement, je comprends pourquoi ce livre m'avait tant gavé à l'époque, sans pour autant qu'il ne m'ennuie moins aujourd'hui

Si l'idée du récit en soi n'est pas désagréable, son développement me laisse beaucoup plus dubitatif.

Le sujet est toute somme simple mais efficace. Un petit groupe de "héros" participe à une gigantesque chasse au monstre sous-marin et finit par se retrouver prisonnier de ce même monstre qui se révèle être en réalité une formidable machine sous-marine fabriquée par la main de l'homme. A partir de là nos personnages vont vivre un extraordinaire périple autour du globe terrestre, faire d'étranges rencontres, croiser quelques périls (mais avec modération) et explorer des paysages époustouflants.

Le tout rempli d'élans visionnaires et d'anticipations autour du progrès scientifique et des technologies futures qui, disons-le, font parfois encore rêver et parfois juste sourire tant ils sont dépassés (mais sont tout de même très divertissants, avec leur petit semblant de "steampunk").

Il y a avait là matière à écrire un récit palpitant qui aurait ravi plusieurs génération d'adolescents et d'adultes.

Mais non. Jules Verne décide de donner à son roman une tournure réaliste, comme si son livre se situait à mi-chemin entre le récit d'une fiction et le journal détaillé et précis d'un scientifique s'adressant à d'autres scientifiques.

Voilà donc les listes. De longues, interminables listes, qui font leur apparition environ deux à quatre fois par chapitre, pendant lesquelles Aronnax s'emploi à décrire, ou plutôt énumérer les poissons rencontrés ici ou là, à calculer la vastité de tel ou tel autre lieu, à compter les mille milliards d'animalcules présent dans un quart de velte d'eau de mer, à citer toute la bibliographie connue expliquant l'un ou l'autre phénomène physique…

Pire, Verne semble même se complaire et nous narguer à ce sujet, en titrant l'un des chapitres "Quelques chiffres". Le joyeux plaisantin!

Procédé lassant et exaspérant en soi, celui-ci devient insupportable par sa répétition tout au long du livre et par la profusion de termes scientifiques, ou tout au moins spécialistes, qui font que le lecteur se perd, ou devrais je dire se noie, dans un fleuve de mots n'ayant aucun sens pour lui, ne lui permettant aucunement d'imaginer ce à quoi Aronnax fait référence.

Ainsi, Jules Verne raconte par exemple l'émerveillement d'Aronnax et de ses compagnons découvrant au fond de l'océan le labre vert, le mulle barberin, le gobie éléotre, le scombre japonais, l'azuror, le spare fascé, le spare zonéphore, l'aulostone, la salamandre du japon, la murène échidnée... Tout cela dans un seul et unique paragraphe. Et le lecteur lambda, lui, s'étouffe sous cette masse de mots sans signification aucune pour lui et n'évoquant rien aux non initiés, au point qu'ils en deviendraient interchangeables. Quelle différence entre un gobie et un lophie? Entre un baudrois et un saillot? Entre un aulostone et un vulgaire saumon? Si j'imaginais l'azuror tout jaune et rond (alors qu'il est, je le sais maintenant, en réalité bleu et longiligne) et le baudrois svelte et adroit (alors qu'il a l'aspect d'un crapaud se trainant lourdement sur les fonds marins) en quoi cela changerait le ressenti de la lecture de "20.000 lieues sous les mers"? Mystère…

Peut-être le lecteur de l'époque s'autorisait à imaginer ces poissons à sa guise, laissant libre cours à son imagination. Ainsi le gobie ressemblait-il peut-être à un thon, en un peu plus bizarre. Le spare à une sole, en un peu plus bizarre et avec de gros yeux globuleux et des moustaches. L'aulostone à une sardine, en un peu plus bizarre et avec des antennes, et ainsi de suite. Qu'importe? Après tout, perdu pour perdu, on pourrait offrir à chacun de ces termes ichtyologiques le sens que l'on veut, l'aspect imaginaire que l'on veut! Sans que le perception du récit n'en soit affectée.

Mais pour le lecteur contemporain, habitué à avoir accès à une base de connaissances quasi universelle, immédiatement disponible partout et à tout moment, cet amoncellement de mots et de notions sans filtre est épuisant! J'ai essayé, lors des premiers chapitres, de faire correspondre chaque citation d'espèce animale à un visuel quelconque en cherchant sur internet. Mais ça en devient vite lassant, tant les poissons cités sont nombreux et, parfois, nommés avec des termes désormais désuètes ou que la recherche a rendu obsolètes et qui ne sont, donc, plus référencés dans les dictionnaires et encyclopédies de notre ère. '

Peut-être certain y verront un agréable diversif "interactif", et s'amuseront à "chasser" les poissons cités par centaines dans le livre, de la même façon que, je n'en doute pas, quelques lecteurs de l'époque (du moins les plus aisés) devaient certainement suivre le périple du Nautilus sur une mappemonde. C'est ce que je me suis amusé à faire moi même.

Toutefois je prendrais plus de plaisir en lisant un "livre dont vous êtes le héro" pour l'aspect interactif et, à coté, un vrai livre d'ichtyologie, possiblement écrit par un divulgateur habile.

D'ailleurs, après avoir entamé la deuxième partie du livre, j'ai commencé à sauter systématiquement toutes les longues listes de Verne pour ne garder que les paragraphes de récit pur, sans que cela n'enlève quoi que ce soit au sens de la lecture. Au contraire, celle-ci devient plus fluide et, donc, plus agréable.

Que vais-je donc garder de cette lecture? Pas grand chose je crains, sinon cette sensation d'ennui profond chaque fois que Verne démarre l'une des ses listes, ou engage Ned et Conseil dans un dialogue "non sense" autour de la classification des poissons en cuisine pour l'un, en biologie pour l'autre. Quel gâchis de caractérisation! Pourtant Verne avait réuni, avec ces personnages, tous les ingrédients pour une recette autrement captivante. Visiblement, le soin mis dans les interminables rapports comptables des poissons et des quintillions de tonneaux d'eau contenus par les océans, n'a pas permis à Verne de mieux développer ses personnages et leurs relations réciproques.

Au point que, cela mérite une parenthèse à part, tout l'équipage du Nautilus devient une sorte de personnage collectif informe et sans queue ni tête, une masse silencieuse qui apparait et disparait magiquement au gré des motivations narratives de Verne, presque aussi grotesque que les Minions au service de Gru, presque aussi tristement dépourvu de libre arbitre que les Oompa Loompa de Willy Wonka. Comme si Verne n'avait pas eu le temps, l'envie ou l'énergie (ou peut-être les trois à la fois) de mieux définir la réelle nature de cet équipage, de parler des individus qui le composent et de lui consacrer au moins quelques lignes qui ne soit pas juste du texte de service. On sait que les membres de l'équipage sont là, qu'ils sont nombreux et puis... Débrouillez-vous avec ça!

Confinés dans un sous-marin des mois durant, nos héros et l'équipage ne se croisent que rarement, n'échangent jamais un mot et, quand bien même cela soit rendu impossible, nos explique-t-on, par la barrière de la langue, ils n'essayent jamais une seule fois de communiquer, ne fut-ce que par gestes et par signes... Pourtant, ces marins devraient avoir tant en commun, tant à se raconter avec Ned Land! Et si Némo a tourné le dos au monde terrestre et aux humains qui l'occupent, soit, mais qu'en est-il de cet étrange équipage muet qui semble (de manière totalement irréaliste) affranchi en bloc de tout affect, de tout lien, de toute nostalgie pour la terre ferme?

Dommage car le fil rouge de l'histoire, celui que finalement l'imaginaire populaire retient, ferait une histoire tout à fait agréable à lire, une fois délivré de son carcan réaliste et prétendument scientifique.

Enfin, ce livre a par endroits mal vieilli. Très mal vieilli. Ainsi, nous verrons les héros du roman s'adonner avec plaisir et légèreté à la chasse sauvage, massacrer un dugong, espèce en voie de disparition (et néanmoins massacré par Ned Land en toute connaissance de cause et pour le seul plaisir d'ajouter cette prises à son palmarès), traiter avec coloniale condescendance les peuples indigènes, qualifiés de "sauvages" et, d'une façon générale, considérer la nature comme une source d'exploitation qui s'offrirait volontairement à la déprédation par l'homme ("ces matières, ainsi accumulées pendant des siècles, se minéraliseront sous l’action des eaux et formeront alors d’inépuisables houillères. Réserve précieuse que prépare la prévoyante nature pour ce moment où les hommes auront épuisé les mines des continents.")

Bref, une ode à la Force progressiste et matérialiste de la Science et de la Technique qui brident, apprivoisent et maitrisent une nature que le Créateur a entièrement mis à la disposition des Hommes et de leur vouloir, pour l'éternité et sans contrepartie.

En soit rien d'étonnant, pour une œuvre de son temps, mais néanmoins qui provoque un certain malaise dans un roman que Verne entendait comme progressiste et humaniste.

Aujourd'hui le sens de ces valeurs a clairement changé, laissant apparaitre "20.000 lieues sous les mers" comme un peu dépassé et poussiéreux, à contre-courant des intentions modernistes d'origine de Jules Verne.

MathiasPasquino
5
Écrit par

Créée

le 3 mai 2023

Critique lue 8 fois

Critique lue 8 fois

D'autres avis sur Vingt Mille Lieues sous les mers

Vingt Mille Lieues sous les mers
Karhmit
7

Huysmans dans un sous-marin

Vingt mille lieues sous les mers fait partie de ces récits d'aventures connus de tous, mais que personne n'imite plus. Le voyage du professeur Arronax dans le sous-marin du Capitaine Nemo n'est pas...

le 28 oct. 2010

25 j'aime

1

Vingt Mille Lieues sous les mers
Fanore
5

Moules à gaufres de scientifiques !!!!

Quoi de plus naturel quand on enfouit ses pieds dans le sable fin de l'île de Ré, que de s'absorber dans la lecture d'un bouquin contant les aventures de scientifiques naviguant parmi les mystères...

le 27 févr. 2023

22 j'aime

3

Vingt Mille Lieues sous les mers
Fatpooper
5

Comme un poisson dans l'eau

C'est amusant les souvenirs que l'on a d'une oeuvre, surtout littéraire. C'est un peu comme Don Quichotte, on nous parle toujours de la scène des moulins mais jamais de l'épisode où il est déprimé et...

le 5 févr. 2013

14 j'aime

5

Du même critique

T.I.M.
MathiasPasquino
3

Un film raté qui s'inscrit dans la lignée des productions "Netflix-Friendly".

Je vais m’abstenir d’écrire une critique classique, analysant l’écriture, la mise en scène ou le jeu d’acteur, pour me concentrer sur un mal contemporain dont T.I.M. est un exemple criant : le vide...

le 20 févr. 2025

Five Nights at Freddy’s
MathiasPasquino
6

Un film juste correct pour fan de la série

Un petit film sans grandes prétentions qui s'adresse principalement à une cible très précise, les jeunes adolescents (ou qui se sentent encore tels) fans de la série de jeux "Fnaf".Ni le scénario ni...

le 17 nov. 2023