Et soudain je me sens partie prenante d'un enchevêtrement d'histoires dont je ne sais rien, banalement ignorant de moi-même et du monde, fait de pièces et de morceaux éparpillés dans une mémoire sans sujet et réunis dans un corps sans mémoire.
Peut-être faut-il déjà bien connaître le personnage et l'oeuvre d'Emmanuel Venet pour apprécier à sa juste valeur ces 151 pages rassemblées sous ce titre désinvolte qui ne rend pas justice à leur grandeur et à leur beauté. Constitué de brefs billets thématiques qui annoncent la couleur sans trop en dire ("Urbanité", "Admissions", "Ivresse"..), ce roman inclassable (comme souvent avec Emmanuel Venet) est bien plus ambitieux et profond qu'il n'y paraît ou n'ose se prétendre.
Sous ses dehors de "roman" qui fait alterner épisodes vécus, "choses vues" et grandes séquences de la mythologie et de l'Antiquité romaines (dans lesquels nous retrouvons les multiples guerres, batailles et tueries, et des figures comme Thésée, Ulysse, Andromaque, Achille, Zeus, Néron ou Claude), "Virgile s'en fout" est aussi la tentative d'inscrire nos allées et venues de vermisseaux mortels dans la grande Histoire du monde éternel.
Et puis, tout bien pesé et considéré, résumons tout ce bazar :
Ces carnages doivent beaucoup à l'amour.
Avec ce texte, Emmanuel Venet se raconte, nous dit l'étudiant en médecine indécis, insatisfait et bien peu sûr de lui qu'il fut au début des années 80, l'époque des Chantal et des Bruno, nous dit le Lyon d'alors (partant la France d'antan) celle de Giscard puis Mitterrand, la jeunesse étudiante qui ferraille chez le libraire à ses heures "perdues" pour se mettre d'accord sur les cent plus beaux textes littéraires, les passades amoureuses et les grandes brûlures sentimentales, et la difficulté in fine de se choisir un destin.
Une prose qui fait comme un récent écho au roman de Philippe Ridet, qui nous décrit aussi avec un zeste de nostalgie cette France hélas disparue pleine de cabines téléphoniques et de petits troquets enfumés. On s'attache au petit monde que le futur psychiatre-romancier nous décrit, ses chéries, ses amis, ses supérieurs souvent brillants (mention spécial au Dr Ferrand qui estime qu'une "bonne pratique médicale se nourrit aussi de grandes oeuvres littéraires". J'ai noté toutes les références qu'il conseille alors à Emmanuel, notamment les essais "L'esprit des formes" d'Élie Faure, "L'Homme et la Terre" d'Elisée Reclus ou encore "La Méditerranée" de Fernand Braudel.
Il faut garder à l'esprit que le réel - d'un événement, d'une relation, d'une maladie - apporte une profusion de sens que seule la fonction poétique du langage peut prendre en charge.
Le lecteur pourra être un peu perdu au milieu de certains chapitres narrant les séquences mythologiques car la profusion de personnages et de liens enchevêtrés et consanguins rendent l'ensemble parfois difficilement intelligible. J'aurais aimé que le psychiatre qu'est Emmanuel Venet s'autorise davantage de développements analytiques sur les tragédies parricides, matricides et autres dont se rendent coupables les grandes figures héroïques. Toutefois, le lecteur appréciera d'apprendre que la "lupa" qui a élevé Romulus et Remus a été traduit en "louve" par la postérité (certains bronzes ne représentent-ils pas les deux bébés tétant l'animal ?).. Alors que "lupa" désigne aussi, selon le contexte, une prostituée (d'où le "lupanar", certainement).
Une prose qui remet les légendes, les récits officiels et la vérité historique en perspective :
Auguste, Tibère, Caligula, Claude et Néron . Pour résumer : un manoeuvrier, un sage haï par son peuple, un fou, un pétomane secoué de tics et un pervers.
J'ai particulièrement goûté les nombreuses pistes de lectures proposées au fil du livre et qui sont autant de ponts jetés entre anciens et futurs lecteurs, tout autant que j'ai goûté l'humour indéfectible d'Emmanuel Venet capable de me faire éclater de rire en une simple phrase ou une tournure pleine d'ironie. J'aime aussi sa fascination pour la gent féminine, sa volonté d'en percer les arcanes tout en reconnaissant le caractère insondable, indépassable de leur mystère (mais les hommes ne valent pas vraiment mieux à cet égard!).
Nous suivons le jeune interne Venet dans ses révisions compliquées, son attente résignée des résultats (convaincu qu'il était d'avoir raté), devant des chefs aimant "couvrir de mépris l'ignorance de ses subalternes", hésitant devant la spécialité à choisir et la femme à élire, songeant toujours à ce grand livre qu'il compte écrire mais incapable de savoir par où commencer.
Un livre comme la confession émouvante d'une chrysalide qui ne sait pas bien de quel papillon elle va accoucher ou, pour reprendre les mots de Van Gogh à son frère, des pages qui cherchent à "savoir de quoi moi-même je suis peut-être la larve". Un auteur touchant et authentique qui confie la difficulté de la tâche créative, l'ambition littéraire étant sans cesse repoussée par les contingences quotidiennes :
Je suis tombé dans tous les panneaux que la société me tendait - mariage, enfants, endettement immobilier, divorce. Ainsi empêtré dans mes rôles de mari, de père, d'emprunteur et de justiciable, j'ai dû renoncer à celui d'écrivain et travailler comme un forçat pour payer au prix fort ma normalité. (...) C'est peu dire que j'avais du mal à devenir ce que j'étais.
Ayant finalement opté pour la psychiatrie, Emmanuel Venet va (trop) brièvement nous croquer l'atmosphère du département concerné à l'hôpital du Vinatier et cette espèce de cour des miracles sidérante où se croisent des âmes perdues aux visions apocalyptiques, qu'il appelle "ce petit peuple de malheureux" :
Derrière cette créativité du délire se devinent les malheurs taraudants de la condition humaine - amours contrariés, enfants mal voulus, morts mal donnés - et la prison des mythologies familiales.
Tiens, revoilà la mythologie qui revient comme un écho, un lointain balbutiement de l'histoire des hommes, un miroir ancien dans lequel se mirent nos maux de toujours... Ici-bas ou tout là-haut, les hommes comme les dieux semblent souffrir des douleurs jumelles.
"Aède-soignant", voilà ce qu'est Emmanuel Venet, ce cocktail littéraire et scientifique pas si commun dans le paysage littéraire français. Un romancier par trop sévère envers lui-même et sa production pourtant d'une richesse, d'une drôlerie et d'une singularité uniques. Je pense à ce passage si bien décrit où son amoureuse d'alors, Chantal (qui l'aurait bien vu cardiologue marié à elle) l'invite à venir passer quelques jours dans l'appartement de ses parents sur la Côte d'Azur. Il n'y a qu'Emmanuel Venet pour dire les choses comme ça :
Aux heures où les estivants estivent, il faut environ deux heures pour arriver au littoral, une heure pour garer la voiture et une demi-heure pour trouver un coin de plage susceptible d'accueillir deux serviettes, à partir de quoi il est conseillé de s'exclamer que la vie est belle. On mange là des pains bagnat au sable, barbote dans un bouillon de culture dont le taux de bactéries fécales n'ose jamais dépasser la norme autorisée, et rate parfois son slalom entre les méduses. En fin d'après-midi, on pratique l'anesthésie de masse à l'anisette sous des parasols de couleurs vives avant de se glisser dans l'embouteillage du retour, bercé par la légendaire bonne humeur des radios commerciales.
L'élégance et l'esprit avec lesquels Emmanuel Venet s'empare du réel et nous transmet son regard sur le monde, les gens, les passions et les livres m'apparaît comme un cadeau fait à ceux qui ont la chance de le connaître et de le lire. Il n'a pas son pareil pour décrire les travers de ses semblables, leurs défauts finalement émouvants, leurs réactions invraisemblables ou inexplicables. Cette empathie, cet humanisme à l'appui d'un esprit toujours cocasse m'ont semblé un vrai régal, particulièrement précieux en ce moment:
De la poésie maintenant ! Sur ce point, Magnard père se montre catégorique : non seulement plus personne n'en lit, mais comment faire confiance à un médecin qui écrirait des vers ? Franchement ?
(dans la marge, j'ai écrit : "mais au contraire !")
Un texte qui prouve bien, si besoin en était, que "le message, c'est le médium" et que seule la voix qui raconte compte. Un autre qu'Emmanuel Venet nous narrerait ses années de médecine, ses tocades et ses doutes et nous ferait baîller - lui nous enchante, nous rassure, nous amuse, nous enseigne.
On ne sait pas si "Virgile s'en fout" mais nous en tous cas : on en redemande !
Un délice !