Il est rare que le sens d'un livre vous échappe complètement pendant la lecture, tout en étant poussé par une force inexplicable à tourner les pages, tout lire, apprécier chaque phrase. Cette force, c'est sans doute celle de la littérature. Cette espèce d'incantation rituelle que l'on fait toutes et tous a pris ici pour moi tout son sens. Michel Crépu est un magicien. Écrivain subtil, critique littéraire (mon préféré au Masque quand il y participait) tout à la fois mystique, rock et érudit imprévisible, il écrit ici un roman d'apprentissage aux antipodes du genre. La narration est décousue, des personnages apparaissent et disparaissent sans qu'on sache vraiment pourquoi, et peu importe. Honnête, l'auteur nous prévient d'emblée : l'exergue est une citation du Guermantes de Proust ("Il y a ce soir grande soirée d'ombres chinoises chez la princesse de Parme"), et la première phrase donne le ton du roman.
Ce qui est inoubliable ne laisse pas de trace, c'est pourquoi on écrit tant de pages pour en avoir le cœur net. (15)
Crépu écrit un roman de la mémoire fuyante, inconsistante, peuplé d'ombres chinoises, silhouettes fugaces et mystérieuses : sa tante Susan, franco-américaine l'introduisant à son amie Jackie Kennedy, figure mythologique de ces années 1960 disparues. Car c'est là le vrai sujet du livre : le narrateur, double de l'auteur, raconte ses années de jeune homme dans un monde depuis englouti par la Modernité, sans rancœur ou nostalgie. Il nous transmet des visions d'un monde perdu, fait de mondanités artistiques, quand le journalisme et la littérature étaient des engagements, des sacerdoces, où la Revue des Deux Mondes (que Crépu a dirigée) évoquait encore le glorieux XIXème siècle plutôt qu'une officine de rémunération obscure pour son propriétaire milliardaire. Cette époque est morte avec la guerre, Mai 68 s'est débarrassé du cadavre. On ne la regrette pas, Crépu non plus. Je n'en ai que plus de fascination pour ces hommes et ces femmes qui ont voué leur vie à la littérature dans une époque qui la relègue au rang de futilité improductive.
La peinture, les cigarettes, la littérature, les soirs de lecture, tard jusque dans la nuit, à regarder des oeuvres, à les commenter, comme s'il y avait une infinité de temps disponible pour cela. Et il y en a une. (27)
Pour longtemps encore, j'espère.