Entre utopie constructive et boboland d'opérette

Un bien curieux objet littéraire, à mi-chemin entre le roman et l'essai politico-juridique. Dont je n'envisageais pas forcément la lecture, mais que voulez-vous, la période des fêtes et des cadeaux est propice à l'enrichissement d'une bibliothèque par des choses inattendues.


L'histoire en elle-même est bébête comme tout. Suite à un accident d'avion, le narrateur, Sébastien Debourg, un juriste universitaire, comme Dockès lui-même se retrouve isolé dans une contrée inconnue, l'Arcanie. Arcanie, dont le régime politique, la misarchie (étymologiquement, la détestation des chefs), tranche assez notablement d'avec ce qu'il connait en France. Il va donc découvrir, au gré de ses pérégrinations et tel le Candide de Voltaire, une société qui ne laisse pas de le surprendre. Bon, n'est pas Voltaire qui veut, et, par conséquent, il est difficile de considérer qu'il s'agit d'un exercice littéraire de haute volée.


La contrepartie est que c'est très facile à lire, du moins pour les passages narratifs. Le style est quasi-enfantin, peut-être à des fins pédagogiques. Et il faut bien reconnaître à Dockès le mérite de ne pas s'être pris pour un écrivain, ce qu'il n'est pas, de toute évidence. Un peu de simplicité n'a jamais tué personne, d'autant qu'il s'agit manifestement d'une posture très misarchique. En dépit de cela, certains passages sont assez drôles, de par le décalage qui existe entre la vision du narrateur et la plupart des arcaniens qu'il est amené à rencontrer. Et lorsqu'il rencontre enfin des personnes - les cravates bleues - qui partagent ses positions (et admirent la France en particulier et le capitalisme en général), il s'aperçoit très vite que celles-ci sont considérées comme de dangereux extrémistes, détestables. Une inversion de normalité qui n'est guère déplaisante, sur un mode arroseur arrosé. Mais tout n'est-il pas relatif ?


Je ne m'étendrai pas non plus longuement sur les quelques passages torrides qui parsèment l'ouvrage, même s'ils m'ont laissé perplexe. Bon, certes, à chaque fois ce sont des femmes qui sont à l'initiative des opérations, peut-être une manière de mettre en avant, au delà de la liberté sexuelle, une certaine vision renversée des rapports femmes-hommes. Mais je ne peux m'empêcher de penser qu'ils ont été insérés pour maintenir l'intérêt d'un certain type de lecteur, qui pourrait se lasser de longs moments où la gaudriole laisse la place aux concepts juridiques. Enfin, pour clore le chapitre de la forme et en venir enfin au fond, je voudrais ajouter que la société arcanienne est blindée d'imagerie bobo, au point de friser parfois la caricature : dégustation de sauterelles et smartphone y sont ainsi à l'honneur.


Le fond, justement, c'est le système juridique sur lequel repose la misarchie, et qui fait l'objet de développements assez longs, souvent intéressants. On sent là, que Dockès est bien plus à l'aise; il est même carrément dans son élément. Grosso modo, le principe est d'abolir autant que faire se peut toute forme de pouvoir et de domination. Y compris économique, à savoir que, par conséquent, les inégalités sont minimisées. Mais cela sans restreindre la liberté individuelle, y compris la sacro-sainte liberté d'entreprendre. Du coup, ça donne un système d'institutions assez complexe - avec des districts, des communautés - et au sein duquel les contre-pouvoirs sont légion. Ça donne un droit de la propriété qui repose en premier lieu sur l'usage d'un bien. Ça donne un droit des entreprises par lequel la propriété se transfert progressivement et sur plusieurs années de l'investisseur vers les travailleurs, sans léser le premier, mais en limitant tout de même ses possibilités d'enrichissement personnel. Enfin, ça donne une semaine de travail de...16 heures, durée légale qui peut être augmentée d'heures supplémentaires, toutefois lourdement taxées à moins que le revenu qu'elles procurent aux travailleurs ne soit utilisé pour acquérir des parts de l'entreprise. Tout ça est bien pensé et assez convaincant en définitive, donnant envie au lecteur de d'émigrer en misarchie.


Utopie ou non ? Difficile à dire. Néanmoins, la fin du bouquin, dans laquelle la population arcanienne assiste avec ferveur à la victoire du parti misarchique aux élections dans un pays capitaliste, me semble pour sa part clairement relever de l'utopie. Difficile de croire qu'un tel système politique puisse s'installer par les urnes, tant nos démocraties auto-proclamées sont verrouillées de toutes parts en termes de pouvoir et de domination. Cela étant, la réaction du représentant du parti en place, perdant des élections donc, est assez bien sentie et la façon dont il hurle au loup n'est pas sans rappeler certains de nos dirigeants actuels lorsque survient un mouvement social qui menace de bousculer l'ordre établi.

Marcus31
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Lu en 2020

Créée

le 5 mars 2020

Critique lue 661 fois

3 j'aime

6 commentaires

Marcus31

Écrit par

Critique lue 661 fois

3
6

D'autres avis sur Voyage en misarchie

Voyage en misarchie
tmt
7

La forme et le fond

Comme le sous-titre ("Essai pour tout reconstruire") le laissait penser, ce livre ne manque pas d'ambitions. Si vous cherchez un paradigme neuf pour penser une nouvelle organisation de la société, ce...

Par

le 5 mai 2019

3 j'aime

Voyage en misarchie
LaughingFreeman
8

Repenser le pouvoir, façon Candide

Écrit par un juriste, l'auteur concilie en une idéologie le principe de liberté avec un code juridique. Il y détail avec précision ce que pourraient être des entreprises, des associations, le système...

le 24 sept. 2019

1 j'aime

Voyage en misarchie
unknownaymeric
7

Autant lire un essai, non ?

De belles idées, qui prennent forme dans un ensemble normatif et institutionnel captivant. Mais le style romanesque gâche un peu la chose. L'entre-deux n'est pas réussi.

le 5 févr. 2024

Du même critique

Papy fait de la résistance
Marcus31
10

Ach, ce robinet me résiste...che vais le mater

Ce qui frappe avant tout dans ce film, c'est l'extrême jubilation avec laquelle les acteurs semblent jouer leur rôle. Du coup, ils sont (presque) tous très bons et ils donnent véritablement...

le 2 sept. 2015

42 j'aime

5

Histoire de ta bêtise
Marcus31
10

A working class hero is something to be

Un pamphlet au vitriol contre une certaine bourgeoisie moderne, ouverte, progressiste, cultivée. Ou du moins qui se voit et s'affiche comme telle. On peut être d'accord ou non avec Bégaudeau, mais...

le 15 avr. 2019

32 j'aime

7

Madres paralelas
Marcus31
5

Qu'elle est loin, la Movida

Pedro Almodovar a 72 ans et il me semble qu'il soit désormais devenu une sorte de notable. Non pas qu'il ne l'ait pas mérité, ça reste un réalisateur immense, de par ses films des années 80 et du...

le 14 déc. 2021

25 j'aime