Wastburg par Emmanuel Lorenzi
Dans la masse informe et parfois insipide de la production hautement calibrée de fantasy, émergent parfois quelques perles, de petits bijoux écrits avec amour et talent, qui font la nique aux auteurs anglo-saxons. Car sans aller jusqu’à cautionner les propos de l’éditeur, pour qui se dessine déjà une école de la “crapule fantasy”, il faut bien avouer que semblent émerger en France quelques voix nouvelles, qui osent mettre au placard la quincaillerie habituelle de la fantasy, pour nous entraîner dans des univers nettement moins épiques mais hautement plus jouissifs. Une littérature moins ancrée dans le merveilleux, plus réaliste pourrait-on dire (même si le terme paraît impropre), mais également plus exigeante sur la forme comme sur le fond. Avec Wastburg, Cédric Ferrand (autre transfuge du jeu de rôles) apporte une nouvelle pierre à l’édifice, et c’est à nouveau aux éditions Les moutons électriques que nous devons ce petit miracle.
Cité-état posée comme une verrue à l’embouchure du fleuve Puerk et coincée entre deux royaumes (le Waelmstat et la Loritanie), Wastburg est une bourgade crasseuse mais prospère. Sa raison d’être est le commerce, mais l’argent surtout est son moteur. Wastburg, c’est un peu Lankhmar, en plus sale et en plus corrompue, une cité faite de bric et de broc, à la fois travailleuse et un peu voleuse. Les gredins de la pire espèce hantent ses rues la nuit venue, pendant que les hommes de la garde ferment les yeux ou touchent quelque pot de vin pour arrondir une solde un peu maigrelette. Mais les puissants ne sont pas en reste et la racaille pullule également dans les bâtisses cossues des beaux quartiers, détournant l’impôt, instaurant de nouvelles taxes pour masquer les déficits. La cité est gouvernée depuis des décennies par le burgmaester, un personnage emblématique que plus personne n’a vu depuis des lustres, mais dont le pouvoir étend ses ramifications à travers toute la ville. L’homme est habile et maintient savamment l’équilibre social précaire de la cité, partagée entre Loritains, citoyens souvent modestes, et Waelmiens, plus aisés et détenant l’essentiel des postes clés. Les différences culturelles, mais également l’antagonisme, entre les deux communautés sont palpables et les puissants exploitent constamment ce bellicisme latent dans le but de détourner l’attention et masquer ainsi plus facilement leurs agissements (corruption, détournements de fonds, enrichissements crapuleux...).
Elément central du roman, Wastburg est un personnage à part entière, une entité vivante dont au fil du texte on perçoit le rythme, la respiration et les humeurs. Le roman est en réalité découpé en de multiples saynètes mettant en scène des Wastburgiens d’origines différentes (gardes, geôliers, artisans, voleurs, débardeurs, mercenaires ou bien encore prévost) et dont on suit quelques pages durant les tribulations. Ces tranches de vie sont en réalité l’occasion de découvrir les multiples facettes de la ville, son architecture, son organisation sociale ou bien encore ses traditions. En filigrane on perçoit un fil directeur, une trame obscure et éminemment politique. Quelques zones d’ombre persistent évidemment, et c’est là tout l’intérêt du roman de ne pas être toujours trop explicite et de laisser le lecteur progressivement recoller les morceaux de ce puzzle dont il espère découvrir le sens. Les amateurs d’intrigues resserrées, d’aventures épiques pleines de rebondissements et de morceaux de bravoure en seront pour leurs frais, car ils ne trouveront rien de tout cela dans Wastburg, qui se veut un roman empreint de réalisme, centré sur le quotidien de gens modestes dont les finalités sont souvent terre à terre. Wastburg est un roman sur les petites gens, les oubliés de la fantasy épique, ceux qui n’ont rien, ceux qui tous les jours doivent trimer, voler ou bien encore rouler dans la farine d’autres hères encore plus mal en point qu’eux pour trouver leur pitance. En poussant quelque peu le trait, on pourrait considérer que Cédric Ferrand a donné naissance à l’un des premier romans de fantasy naturaliste. Le style et l’écriture sont également partie prenante de cette ambition littéraire, l’auteur ayant choisi un langage populo voire argotique, qui accorde encore davantage de crédit à ses personnages et contribue à plonger le lecteur immédiatement dans l’ambiance crapuleuse et mal famée de Wastburg.
Si vous en aviez marre de la fantasy calibrée écrite au kilomètre, si les quêtes emplies de trolls, de nains, d’elfes et de guerriers atteints de beaugossitude vous hérissaient le poil, vous savez désormais qu’il ne s’agit plus d’une fatalité et qu’à l’instar d’un Jean-Philippe Jaworski ou d’un Laurent Kloetzer (mais on pourrait également rapprocher ce roman d’un certain Aquaforte, de K.J. Bishop), une autre fantasy est possible, plus littéraire, plus ambitieuse, moins stéréotypée. Une approche plus mature qui hélas risque de se retrouver bien esseulée face aux tombereaux de romans de fantasy médiocres qui sont déversés chaque mois sur les étals des librairies.