L'heure était venue d'achever ce qui restera dans mon esprit comme une des plus belles aventures littéraires de ma vie, un plongeon dans l'univers si délicieusement obscur de James Ellroy et aussi dans les ténèbres humaines si bien mises en évidence par le roman noir. Il est évident à sa lecture que le Quatuor de Los Angeles est un bijou littéraire de la plus haute importance qui restera gravé dans l'histoire de la littérature contemporaine par sa justesse, sa finesse et sa subtilité. Après le Dahlia Noir, le Grand Nulle Part et L.A. Confidential, il fallait s'attaquer à White Jazz, qui ne peut être lu et appréhendé que comme l'épilogue final de ces trois romans, et serait mal compris s'il était lu indépendamment de tous les autres. Certains ont critiqué avec beaucoup de virulence ce qu'ils considéraient être comme le vilain petit canard de cette suite, pour des multiples raisons non dénuées de pertinence, mais il clôt pourtant la démarche ellroyenne avec cette mélancolie et cette rédemption propres aux plus grands romans noirs. Cette fois ci, dans le Los Angeles de 1958, le Lieutenant aux Moeurs du LAPD David Klein est chargé d'enquêter par notre fameux Ed Exley sur un cambriolage malsain dans une maison de trafiquants de drogue arméniens, ce qui le mènera sur la piste de voyeurs malsains et de tueurs schizophrènes. Dans le même temps, ce policier juriste au passé trouble de tueur à gages doit faire face à une rivalité entre le LAPD et les Fédéraux, qui se mènent une guerre féroce sur le terrain des quartiers sud, pour des raisons essentiellement électorales. Pour évidemment que l'intrigue soit complète et complexe, de sombres règlements de compte entre le vieux Mickey Cohen et des membres de la pègre viennent entacher encore plus ce grand marasme.
Ce Lieutenant David Klein est le seul du Quatuor à être le seul personnage principal d'un des romans. Cet homme a un rapport particulier avec sa soeur qu'il aime et également avec les femmes qu'il rencontre lors de ses enquêtes (Lucille) ou même dont il tombe amoureux (Glenda). Il est palpable qu'il y a une réelle obsession de cet enquêteur envers les femmes, déjà omniprésente dans les trois précédents livres, et font écho à cette phrase lancinante semblant hanter James Ellroy : "Cherchez la femme". Il faut rappeler que James Ellroy est obsédé par la mort de sa mère assassinée et que cela transcende toute son oeuvre. Ensuite, cet enquêteur est corrompu jusqu'à la moelle, entre la pègre et les différents groupes d'intérêts métastasant les différentes polices, ce qui montre le pessimisme de l'auteur, foncièrement républicain par ailleurs. Comme toujours dans un roman noir, d'autant plus écrit par l'auteur qui nous intéresse, cet homme plongé dans ses propres ténèbres trouve l'éclair de la rédemption, même si aux vues de la fin, il est légitime de douter de son véritable salut final, loin de la mystique chrétienne. David Klein est peut-être le lieutenant le plus assiégé et le plus mal en point de tous, et celui qui est le plus dans une forme d'urgence.
L'élément le plus controversé et en même temps le plus frappant du roman est évidemment son style. Dans des critiques précédentes, j'avais pointé du doigt un style devenu plus lapidaire. Seulement, aujourd'hui, parler dans White Jazz de style lapidaire est presque un euphémisme tant il est devenu comme mitraillé. L'auteur a cette fois opté pour un point de vue uniquement interne au Lieutenant David Klein, et s'est amusé à élaborer un style qui imite le foisonnement intérieur des idées. Ainsi, parfois pendant des pages et des pages, des mots et des morceaux de phrases, entrecoupés de tirets ou de slashs, s'accumulent et parfois même nous perdent. Ce style parfois très désagréable, et néanmoins génial dans sa mise en oeuvre, pourrait réellement effrayer ou rebuter des nouveaux lecteurs, mais en réalité il est l'accomplissement du projet transcendantal de l'auteur qui a à cœur dans sa narration d'atteindre une forme de divinité supérieure, capable de provoquer chez le lecteur une compréhension des choses en dehors d'un schéma logique que l'on retrouve dans une syntaxe classique. Preuve que cela n'est pas de la fainéantise : l'incroyable science des dialogues chez Ellroy, où chaque réplique est travaillée selon le personnage qui la prononce, où l'on se plaît presque à les lire à haute voix pour sentir l'intensité dramatique de ces dernières. Evidemment, ce style semble également imiter une partition de jazz par sa grande virtuosité, parce qu'en mêlant cette musique de culture noire et un monde ontologiquement blanc, ce roman est à la fois l'aboutissement d'une suite, et en même temps un joyau stylistique unique.