Kamel Daoud aime s'appuyer sur des références célèbres : Meursault, contre-enquête était une réponse à L'Etranger de Camus, Zabor ou Les psaumes est une déclinaison des Mille et une nuits. Comme Shéhérazade sauvait sa vie en enchâssant des histoires pendant près de trois ans, Ismaël sauvera les mourants de son village en écrivant. De la parole de Shéhérazade on est passé à l'écriture, que Kamel Daoud célèbre avec son roman. La langue française plus précisément, dans le contexte du petit village d'Aboukir. Une langue que Daoud met en parallèle avec celle, sacrée, du Coran. Une langue qui signifie, pour le narrateur (comme on le devine pour l'écrivain), "libération". Et aussi "mission" : le narrateur se croit investi du devoir sacré de sauver autrui, en grattant des centaines de cahiers qu'il va ensuite enterrer un peu partout. Il vaut mieux adhérer à cet argument poético-fantaisiste car il va être ressassé sur plus de 300 pages.
Ismaël, dans la Bible l'enfant rejeté par Abraham, a lui aussi été abandonné : sa mère est morte très jeune et son père l'a exilé au sud du village avec Hadjer, tante du narrateur. Ce riche éleveur de moutons s'est remarié avec une marâtre. Les douze fils qu'ils ont eus, Abdel à leur tête, n'ont que haine pour le jeune homme. Puisque Hadj Brahim, le patriarche, se meurt, on fait malgré tout appel à cet Ismaël rebaptisé Zabor (qui signifie "les psaumes"), réputé jouir de pouvoirs thaumaturges. Cas de conscience : doit-il sauver ce père honni, qui l'a mis au ban de la société ? Il le voudrait tout de même mais cette fois le pouvoir magique semble ne pas agir... Se mêle à cette histoire la jeune Djemila, femme répudiée qui vit recluse, dont le héros est tombé amoureux.
La langue de Kamel Daoud est travaillée, indéniablement. Truffée de métaphores. A l'excès : trop de métaphores tue la métaphore. Ce qui aurait pu être un texte délicieux du point de vue de la forme se transforme en un repas trop riche, indigeste. On tourne les pages avec difficulté.
Cet amour immodéré de la métaphore vint au narrateur (et à l'auteur ?) d'une seule ligne tirée d'un roman non nommé, qui fut une révélation : "la forêt moutonnait jusqu'en haut de la colline". Page 307 :
Soudain, par on ne sait quel chemin (...), je me heurtai à l'absolue miracle de la métaphore et à son infini déclinaison. La forêt, règne de la racine et de la cime, empruntait à la toison du mouton sa forme, son sens, amalgamant troupeau et conquête, ascension et bousculade, densité et déversement, pour donner à la fois l'idée de la forêt et celle de l'innombrable.
Le narrateur célèbrera la métaphore à plusieurs reprises dans le roman, en chargeant la mule au passage. Par exemple page 109 :
Toute invocation est un livre qui attend d'être écrit [1].
Pour sauver Nebbia, je rédigeai, l'âme froide et vigilante, une sorte de métaphore féroce, sage, nue comme un vase ancien [2]. (...) La pierre aiguise le sabre, comme le fait le désir [3]. Mais elle le brise aussi. Comme le fait la mort [4].
On pourrait presque ouvrir le roman au hasard tant cette accumulation est constante. Page 202 :
La nuit est une illusion, le mirage abrité par le désert de notre tête [1]. Quand on l'affronte, elle s'inverse et devient clarté, luminescence, laiteuse et odorante [2]. C'est une Voie lactée pour piétons [3], une brume ou je nage [4].
Bien sûr, cela nous vaut quelques pépites, comme, page 63 : "Et je peux veiller longtemps, à lire ou relire mes livres, quand la nuit s'avance et que tous dorment sur le dos d'une baleine universelle et lente". Ou page 110, s'agissant de Djemila :
Après le divorce, la femme s'immole lentement et devient le centre de vigilances qui la dépècent. Elle n'est plus que feu à surveiller, sexe rusé, honte possible. Dès la répudiation, sa tête est tranchée, séparée de son corps, et elle se consacre à effacer celui-ci, à le rendre flou et grossier sous les étoffes, à le vider de ses sens et de ses frissons.
Ou encore page 97, dans la description de son père mourant :
Je me rappelle avoir été frappé par la taille de son corps devenu minuscule - os proéminents sous la peau décharnée -, désarticulé par l'alitement prolongé. Il était si maigre, si mal nourri par sa vanité ! Dans la chambre, le silence accentuait son isolement comme s'il était mis en quarantaine par l'humanité tout entière. Ce genre de silence appliqué que l'on fabrique au chevet des malades : contrit mais respectueux, un peu méfiant quant à la contagion possible.
L'observation est très juste. Le souvenir d'un enterrement, vécu plus jeune, y fait écho, page 228 :
Distrait et un peu fatigué, je fixais le cercueil (...). Le mort était dedans, inutile, oublié presque. (...) Soudain, au milieu même des récitations qui commençaient à chauffer les esprits, je tombai dans une sorte de trou d'air, un silence lent. Je me voyais comme à travers une vitre, la bouche ouverte sur des syllabes, de concert avec les miens, pendant que le mort était là, lourd, futile et insensible, dans l'obtuse gravité du cadavre.
Je me suis retrouvé aussi sur certaines réflexions, comme celle-ci, autour de la question du mal. Page 112 : "Le mal existe-t-il ? Je ne crois pas. Il n'est qu'une conséquence. L'effet d'une cause." Malheureusement, deux lignes plus loin Kamel Daoud pontifie de nouveau, métaphore à l'appui, avec "Le destin est un cahier comportant des fautes que l'on peut corriger". Agaçant. Lorsque Daoud s'astreint à un peu plus de sobriété il peut pourtant s'avérer percutant, comme page 283 avec cette formule : "Je ne pleurai pas car je n'aime pas la pitié, ni la montrer à la mort".
Un talent réel gâché par un manque criant de mesure, ainsi pourrait-on résumer ce Zabor. Le précédent opus de Daoud ne souffrait pas d'une telle débauche de métaphores. Le Prix Goncourt du premier roman lui monta-t-il à la tête ? Peut-être. Reste à voir ce que donne Houris, lui couronné de la consécration suprême. Houris le montre-t-il guéri de l'hubris ?! Pas sûr que j'aille le vérifier : je crains que ce Zabor, hélas, m'ait rassasié pour longtemps.