« I went away alone
with nothing left but faith »


Ainsi se conclut le troisième album de The Cure, Faith. D'après les dires de Smith lui-même, il n'y a pas de mots à ajouter : tout ce qui devait être dit l'a été dans cet album engendré dans la douleur. Les deux morceaux gravitant autour du disque en témoignent : « Descent », face B du single Primary, est un titre instrumental extrêmement dépouillé, d'un intérêt d'ailleurs très relatif ; le second, et celui qui nous intéresse ici, « Carnage Visors », est également un instrumental, mais possède une toute autre ampleur.


Après la sortie de Faith en avril 1981, le groupe se prépare à aller défendre son nouveau-né en tournée ; mais Smith, qui prend de plus en plus à cœur l'esthétique de son groupe et le jusqu'au boutisme de sa musique, ne souhaite plus laisser la place à un autre groupe pour les premières parties de concert : hors de question que des jeunes premiers – fussent-ils doués et proches du groupe, comme les très curiens And also the trees, viennent contraster avec l'état d'esprit très renfermé des Cure à ce moment-là. Faith est une œuvre de doute, d'une noirceur abyssale, habitée par une rage adolescente et desespérée mais encore noyée sous des flots de déprime (elle devra attendre le prochain opus du groupe pour exploser) : leurs premières parties se devaient de respecter cette atmosphère difficile.
Les trois garçons décident alors d'enregistrer, en improvisation, ce long instrumental de 28 minutes qui sera illustré par un dessin animé de Ric Gallup (frère de Simon) – servant sans doute à éviter d'ennuyer le public, quoique l'on soit en droit de penser que le Robert Smith de l'époque s'occupât peu de ce genre de considérations … Malheureusement, la salle de concert sied peu à l'attention et au recueillement qu'exige l'écoute de cette pièce : impatient de voir les musiciens arriver, le public aura ainsi souvent tendance à siffler le morceau …


C'est en 2005 que Smith, supervisant la remasterisation de l'album, eut l'idée génial de placer le morceau-fleuve en dernière plage, après « Faith ». Et c'est là qu'il prend tout son sens.
À l'image de l'album, le titre est extrêmement dépouillé, largement dominé par une basse, acompagné d'une guitare (peut-être bien une seconde basse), une boîte à rythme et des nappes de synthétiseur grisâtres. Le rythme alterne entre accélérations et ralentissements ;la basse (qui semble légèrement désacordée, accentuant ainsi le sentiment de flottement) fait succéder à des phases mélodiques des passages nettement plus atmosphériques ; la guitare, en retrait, dessine un son cristallin, voire métallique, aux contours toutefois assez flous. L'ensemble se profile comme un brouillard gris et épais, absolument sans issue.
Il est assez simple de donner une interprétation de ce morceau dans la continuité de l'album : revenu de tout, Smith cherche une dernière fois dans le morceau titre quelque chose en lequel placer ses espoirs, en lequel avoir foi – en vain, inévitablement. « Carnage Visors » vient après cette désillusion finale : il ne reste rien, ni salut, ni aucun espoir. Mais on ne se retrouve pas immédiatement dans l'enfer de glace de Pornography ; si ce morceau devait être porteur d'un concept religieux, ce serait sans aucun doute celui des limbes – qui, dans la théologie catholique, désigne une sorte de nulle part située entre le Paradis, l'Enfer et le monde des vivants, où viennent se perdre les âmes de enfants non baptisés … C'est un état intermédiaire, un lieu de perdition, flou et angoissant. On peut légitimement penser que Smith, ayant grandi dans une famille catholique, passionné de chant grégorien (du moins à l'époque) et grand lecteur du Paradis Perdu de Milton avait toute cette imagerie en tête au moment de la composition de l'album et du morceau …


Il s'agit bien entendu d'un morceau exigeant, très peu connu du grand public – et même ignoré par une grande partie des fans du groupe. Pourtant, cet instrumental minimaliste très en avance sur son temps semble avoir eu d'étonnantes influences – du post-rock au célèbre « Californication » des Red Hot Chili Peppers. Quoiqu'il en soit, s'il ne fait pas explicitement partie de la trilogie Seventeen SecondsFaithPornography, il s'impose désormais comme un complément indispensable du second opus, et comme l'un des chefs d'œuvre du groupe.

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le 26 févr. 2016

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Trelkovsky-

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