Un Biscôme Amer

Cousin Hans.

Depuis que je suis petit, chaque année vers noël ma grand-maman reçoit un biscôme (une sorte de pain d'épice Suisse) avec écrit dessus "Grüss aus Iseltwald". J'ai appris que ce cadeau venait de son cousin Hans, qui vient justement de ce village d'Iseltwald. Un cousin que je ne connais pas, parce qu'il parle Suisse-Allemand et pas moi, et comme il y a peu de réunions de famille de ce côté là... Mais grand-maman lui écrit souvent, elle écris à tous les membres de sa famille je crois bien d'ailleurs.

Ce cousin m'intrigue, quelle vie est-ce qu'il a? Qui est-il? Son biscôme est un moment que j'attends dans l'année, on va le manger aux quatre heure chez mes grand-parents. Avec un cacao chaud, au milieux de l'odeur de peinture pour les décorations de noël qu'on va aller vendre au marché. Il y a du monde qui va et qui vient, qui s'active, il y a de la neige dehors, le ciel qui devient orange au loin, on me dit que c'est justement le père noël qui cuit ses biscômes dans son four, ça provoque cette couleur au ciel.

Le Cousin Hans a laissé une trace dans mon enfance sans vraiment s'en rendre compte.

Aujourd'hui, il continue de nous envoyer ses biscômes, d'ailleurs j'ai eu l'opportunité de le voir. Sans pouvoir échanger beaucoup de mots avec lui pour autant, on ne parle pas pareil. Quelques images me restent comme ça, la casquette de marin, ses grosses mains fermes de menuisier, un sourire amusant, communicatif, qui ne te révèle pas forcément ce que la vie lui a laissé.

Moi j'ai besoin d'en parler. Alors te dérange pas pour moi et mes histoires, racoleuses pour le coup.

Le Cousin Hans a perdu sa femme il y a un certain temps. Il avait sa petite menuiserie à lui, avec un employé unique. Malheureusement, de par son soucis de livrer du bois de qualité, il travaillait lentement et c'était cher. Son entreprise a coulé, il l'a revendue à son employé. Ce dernier le laisse venir bricoler quand il veut dedans, c'est un chic type. Le Cousin étant plus ou moins ruiné a revendu sa maison pour en construire une petite lui même, juste une pièce si je ne m'abuse.
Depuis sa faillite, sa fille ne lui parle plus. Pour des histoires d'argent je crois, on n'a jamais bien su d'ailleurs. En tout cas elle ne veut plus rien savoir de lui.

Le Cousin Hans vit seul dans sa mansarde et attends la mort.

Il est revenu chez ma grand-maman il y a quelques jours. En allant aux nouvelles, j'ai pu apprendre qu'il s'était construit son cercueil et qu'il était déjà allé voir les employés de la commune pour leur expliquer ce qu'il faudrait faire avec ses cendres, soit "les balancer dans la forêt où les mettre aux pieds de ses géranium, qu'est-ce que ça peut faire?"
Il a demandé à ma grand-maman ce qu'elle pensait de faire une cérémonie d'adieu ou pas? Elle était bien empruntée tu penses. Il lui a expliqué qu'il voulait pas que ça fasse du tort à sa fille, pas qu'elle se sente obligée d'aller ou qu'elle se fasse mal voir au village si elle ne s'y rend pas. Ce qu'elle pouvait comprendre, mais comme elle me disait "c'est quand même pas juste".
En parlant de cercueil, c'est aussi lui qui a construit celui de son fils mort à quatre ans.

Il a calculé tout ce qu'il pouvait économiser pour donner en à sa fille héritage, là il est à 12'000 francs environs. Il a payé tout ce qu'il pouvait déjà. Et il a expliqué à ma grand-maman que maintenant il se pèse tous les jours "pour être sûr de pas prendre du poids et de devoir racheter des nouveaux habits".

Parallèlement, il allait à l'église, il avait un homme qui pouvait le ramener chez lui le soir (parce qu'il n'y a plus de bus à l'heure où le service prend fin). Mais depuis quelques temps la communauté a fait part à cet homme de son souhait de ne plus le voir venir. On sait pas trop ce qu'il a fait mais en tout cas il est indésirable. Le Cousin est pas très heureux "c'est pas à l'église de décider de qui elle veut bien chez elle ou pas" qu'il dit. Je suis bien d'accord au fond.
Du coup sa principale occupation c'est de voyager avec l'abonnement de train qu'il s'achète chaque année. C'est ce qu'il s'offre et il fait bien. C'est aussi grâce à ça qu'il vient voir ma grand-maman. D'ailleurs la dernière fois il a apporté du fromage de l'alpe, c'est particulièrement bon, je te recommande au cas où tu passes en Suisse.

Je souhaite pas tomber dans le misérabilisme mais ça me tue. Je pense bien aussi qu'il a son lot de belles choses qui peuvent lui arriver jour après jour mais quand même. Je ne comprend pas ce qu'on fait de nos vieux. Vivre une vie de travail, dur et pénible, avec dans l'idée de pouvoir aussi profiter d'une retraite en étant un peu entretenu par ses jeunes... Mais en fait va te faire foutre, tu iras à l'hospice, le cimetière des éléphants où il vous faudra aller pour mourir. Non mais vous allez quand même pas faire ça en public? C'est indécent. On paye déjà votre retraite, alors soyez content.

J'exagère bien sûr. Tout n'est pas si simple. Mais ça me tue. Et je suis probablement le premier à blâmer hein, faut le dire, je sais pas comment je prendrai soin de mes vieux plus tard mais il est probable que je serai aussi démissionnaire que tout le monde. C'est probablement contre moi que j'en ai le plus. Je peux pas demander à d'autres de s'occuper du cousin Hans, qu'est-ce qui m'empêche de lui écrire? Vieillir c'est compliqué, ça rend seul et ça rend peut-être un peu grognon aussi. Et ça rend les plus jeunes démissionnaires. Les vieux doivent prend soin d'eux entre eux, le problème c'est qu'ils sont de moins en moins nombreux.

J'admire cette faculté de Cousin Hans à ne jamais se plaindre. Je t'admire beaucoup. Et tu me fais bien du chagrin. La vie c'est terrible. Mais qu'on aille pas me dire qu'elle est pour tout le monde pareille. Tu fais partie de cette génération de vieux héros qui mourront sans que personne ne les décors. Cette faculté à ne pas se plaindre, à faire les choses parce qu'il faut les faire et assumer tant bien que mal, c'est terrible. Les vieux doivent vivre des combats psychologiques pour réussir à intégrer les changements du monde, des représentations et tout, alors qu'il est probablement trop tard pour ce genre de choses. C'est difficile. Et c'est probablement pas le cas pour tous, c'est sûr, mais c'est pas le propos. Vieillir c'est compliqué.

Je pense pas avoir besoin de dire que la chanson sous laquelle je fais ce post retranscris très bien tout ça. C'est un biscôme du cousin Hans, aux quatre heure chez sa grand-maman, avec le soleil qui se couche et qui rend le ciel orange. Sauf que j'ai 24 ans et que je ne crois plus au père noël, juste à un vieil homme qui fait ce qu'il peut jour après jour et qui attend la mort, sans se plaindre.