Avouerais-je que je me lassai des albums de Brassens, usés par quarante années de compagnonnage assidu ? Or, si mon oreille s’était détournée de l’interprète, c’était pour mieux découvrir le génie du parolier. Je rends grâce au voisin inconnu qui, par un froid matin de l’hiver dernier, déposa sur sa poubelle une pile de vieux livres, dont un recueil, passablement corné, de ses textes. L’ouvrage avait été lu et relu. Quel diable avait piqué son propriétaire pour se séparer ainsi d’un tel trésor, dédicacé par l’artiste à un mystérieux Thibault ? J’ai du mal à croire au manque de place. Sont-ce les conséquences d’un trépas, d’une maladie ou d’un départ pour une lointaine province ?
À mon tour, je lis et relis ces vers. Alors que la forme est d’un classicisme absolu – versification rimée – le vocabulaire est d’une prodigieuse créativité, mêlant le registre archaïque ou soutenu à l’argot le plus cru, multipliant les associations d’idées et les images audacieuses.
Supposez que l'un de vous puisse être,
Comme le singe, obligé de
Violer un juge ou une ancêtre,
Lequel choisirait-il des deux ?
Qu'une alternative pareille,
Un de ces quatre jours, m'échoie,
C'est, j'en suis convaincu, la vieille
Qui sera l'objet de mon choix !
Ses vers célèbrent l’amour libre – polyandre de préférence – l’érotisme et l’amitié. Si Brassens brocarde le bourgeois, juge, curé ou gendarme, en fils de Villon, Baudelaire, Rutebeuf ou Verlaine, il chante la fange, les miséreux, les crève-la-faim, autant de rebelles, que ce soit par choix ou par nécessité, à l’ordre établi. Jamais il ne travestit leur vérité, ni ne leur prête des vertus imaginaires : cet empathique (sélectif) les aime comme ils sont. Écoutez La Complainte des filles de joie :
Bien que ces vaches de bourgeois (bis)
Les appell’nt des filles de joi’ (bis)
C’est pas tous les jours qu’ell’s rigolent,
Parole, parole,
C’est pas tous les jours qu’ell’s rigolent.
Car, même avec des pieds de grue, (bis)
Fair’ les cent pas le long des rues (bis)
C’est fatigant pour les guibolles,
Parole, parole,
C’est fatigant pour les guibolles.
(…)
Ell’s sont méprisé’s du public, (bis)
Ell’s sont bousculé’s par les flics, (bis)
Et menacé’s de la vérole,
Parole, parole,
Et menacé’s de la vérole
Bien qu’tout’ la vie ell’s fass’nt l’amour, (bis)
Qu’ell’s se marient vingt fois par jour, (bis)
La noce est jamais pour leur fiole,
Parole, parole,
La noce est jamais pour leur fiole.
(...)
Il s’en fallait de peu, mon cher, (bis)
Que cett’ putain ne fût ta mère, (bis)
Cette putain dont tu rigoles,
Parole, parole,
Cette putain dont tu rigoles.
Ce texte vaudra à Brassens l’amical soutien du Collectif des prostituées de Paris, qui le remercia pour « ses chansons qui nous aident à vivre ».
Vous trouverez la suite, soit d’autres chansons, dans Mes Chansons-Cultes.