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Alors que j'avais remisé mes dernières idées noires sous un lourd tapis de feuilles où elles pourrissaient en silence sans plus faire chier personne, j'avançais à tâtons pour ne plus me blesser. Mes yeux peinaient à faire le tri. Fallait-il rebrousser chemin et me recroqueviller dans une fissure, laisser pousser la carapace, jeter l'éponge et m'habituer à l'obscurité ? Ou continuer ? Malgré tout.
Dans les moments de doute, comme les indiens, je me retourne et je regarde aussi loin que je peux.
Ma mère disait toujours que j'avais un grain. J'ai un grain, c'est vrai. Depuis petit, il bringuebale dans ma caboche. Tu pourrais l'entendre si seulement j'arrêtais de jacter.
Mon père, il disait « On a tous le même ciel, c'est les routes qui diffèrent ». Mon père, lorsqu'il était encore ce géant qui me tendait sa gigantesque main caleuse, j'imaginais qu'il devait combattre les dragons quand il ne m'avait pas dans les pattes. Il était fin, anguleux, rapide sûrement même si jamais je ne l'ai vu courir. Il portait une coupe afro qui le faisait ressembler à une version de Lionel Richie du bled mais sans les moustaches. Il était chasseur troubadour, de ceux qui charment la bête avant de l'achever. Il ne jouait pas de flûte, sauf avec les femmes, son arme c'était sa voix doucereuse chargée d'un mélange de Pastis 51 allongé d'eau, mais pas trop, ça rend transparent. Doucement, il commençait à chanter, comme pour caresser les feuilles rescapées alentour. Le dragon emprisonné dans son sommeil par la mélopée berbère du paternel était bon pour finir en méchoui.
Il était grand, il était fort mais il avait les yeux tristes. Il avait sa malédiction à lui, je me disais. C'est obligatoire les trucs comme ça, quand t'es un héros. Tu dois forcément y laisser des plumes.
Un jour il enleva ma mère dont il était tombé amoureux à s'arracher les yeux pour l'emmener vers Notre-Dame. Elle avait été condamnée au gibet pour avoir fait tourner trop de têtes. En bas, sur le parvis, le Colonel Mortimer était fou de rage et de jalousie. Ses yeux de rapace pointaient en direction des cloches, tout en haut et de son doigt sec, il désigna à ses sbires l'objet de ses tourments.
Mon père saignait, acculé par les gens d'armes de l'oiseau de mauvaise augure qui le chatouillaient à coups de pics, lui brûlaient les flancs au feu de leurs lances, condamnant mon paternel au sacrifice. Comme le Roi Kong avant lui.
Mon daron, il est immortel. Il pouvait bien tomber sur le parvis de Notre-Dame de Paris, c'était que tchi. Il se relevait comme si c'était ce qu'il avait voulu faire et reprenait son bonhomme de chemin, laissant ses ennemis s'étouffer dans leurs larmes...
Et quand il chevauchait le métro aérien à la poursuite de cette ordure de Minos, il pouvait tomber de la merde, il tabassait, mon vieux. Pattes d'eph sur le cul, le petit cuir col pelle à tarte en taille 14 ans pour mouler son abdomen rachitique, il volait presque.
On l'appelait Django aussi dans les cafés du XIème où il allait étancher cette pépie qui ne le quittait jamais. Pourtant, je ne l'ai jamais vu traîner son cercueil.
C'est vrai qu'on aurait dit un cowboy avec ses jambes arquées et ses Heineken à la chaîne. Surtout l'haleine.
Alors, quand je regarde aussi loin que je peux, quand ça va pas trop, que je flanche un chouille pour ainsi dire, c'est ça que je vois.
Et quand je vois des flamboyants, je sais que dessous, il y a un cœur de dragon que mon papa a enterré là.