Vers 8 ou 9 ans j'ai dompté une mouche. Oui, une mouche.
Tu te marres et c'est pas moi qui vais te blâmer, rien que d'y repenser, j'ai envie de me pendre.
Mais c'est la vérité, j'avais pas 10 ans que j'avais une mouche de compagnie.


Mon père ne voulait pas que j'aie un chien sous prétexte que, dans le bled d'où il venait, on les nourrissait à coups de pieds ou, au mieux, on les bouffait, je sais plus.
Donc, il ne voulait pas entendre parler de «conneries pareilles».
Il comprenait pas le concept, qu'on avait d'ailleurs le plus grand mal à lui expliquer en fait.
Il disait qu'on préférait prendre un clébard alors qu'il y a des pauvres gens qui dorment dehors. Tu ne pouvais rien répondre à ça. C'était typiquement le truc qu'était fait pour que tu fermes ta gueule.
Bon, il n'a jamais ramené un pauvre gens qui dormait dehors pour qu'il ronque à la maison, mais voilà, le mal était fait.
De plus il était têtu comme un arabe.


Alors, un jour que je me promenais comme un enfant de 8 ou 9 ans, je tombe nez à nez avec une mouche tellement grosse que j'ai d'abord cru que c'était un corbeau.
N'écoutant que le courage qui coule à gros flots dans les veines des gens de mon engeance, irradiant ainsi le moindre atome des cellules de ce corps magnifique que je me suis forgé avec le temps, j'envoyai mon petit frère la capturer.


Ma mouche je l'avais appelée Ali. Comme Ali McGraw, la madame de Steve Mc Queen, et comme, tu vas rire (car je sais que t'as une tendance à te moquer), mon petit frère, incroyable coïncidence.
D'une pierre deux coups, quoi, et je sais que s'il avait su parler autrement que par onomatopées, ce petit con aurait été carrément touché par l'hommage. Il ne fallait pas y voir malice ou un moyen dégueulasse d'humilier plus petit que moi. C'est juste que, comme j'avais déjà eu du mal à me souvenir du prénom du frangin, je me suis dit qu'on pouvait l'appeler pareil.
À l'époque, j'appelais tout le monde Ali.C'était plus simple au niveau mémoire.


Ma mouche était noire comme Miles Davis, presque bleue, et elle m'obéissait au doigt et à l’œil. D'ailleurs, elle louchait.
Comme mon frangin, encore lui, qu'était atteint d'un strabisme sacrément divergent.
Le pauvre, il se rendait pas compte quand ses yeux s’emmêlaient les pinceaux alors, on avait le droit de lui mettre des baffes. Pour qu'il louche plus.
Cette très efficace méthode berbère brevetée fait qu'il louche encore aujourd'hui.


Je la nourrissais avec une paille car Madame préférait les aliments sous leur forme liquide.
Du coup, je lui donnais le seul aliment liquide que je connaissais : l'eau.
Probablement lassée de ce traitement peu nutritif, un jour, alors qu'on était jusque là comme cul et chemise, elle m'apostropha en ces termes :


«Dis donc, morveux, t'en as pas marre de me refiler ta flotte à la con ? Tu me prends pour une putain d’huître ?»
«Putain de ta mère, mais tu parles ?»
«Bah non t'es con, je pète et comme je maîtrise grave mes sphincters, on dirait des mots... Pauvre petit minable, bien sûr que je parle !»
«Hé oh, calmos, je vais allumer une lumière et on va voir c'est qui le minable. Je suis sûr que c'est pas moi qui vais tourner autour de l'ampoule comme si c'était Dieu !»
«Mais c'est Dieu...»
Tu vois un peu la connasse de mouche sur laquelle j'étais tombé ?
Elle parlait d'accord, mais quel caractère de merde évident. La mouche qui pète carrément plus haut que son cul.


Après, elle n'a plus rien dit. Elle faisait comme qui dirait la gueule.
Je ne vais pas te mentir, ça m'avait secoué, comme Michael J. Fox.
On n'avait pas l'habitude de côtoyer de tels spécimens dans l'écosystème où j'ai grandi.
Ali était allée se coller sur le haut de l'armoire de ma chambre, de dos.
Comme si être de dos l'empêchait de tout voir.
Avec ses 3000 putain d'yeux.
Elle me prenait vraiment pour un connard.


Officiellement.


«Dis, tu boudes ?»
«Oh, lâche moi l'abdomen puceron, tu m'as grave saoulée là.»
«Vas-y, fais pas ta pute... On va pas s'embrouiller pour une histoire de flotte ? On est plus forts que ça ! Non ?»
«Franchement, je sais pas. J'en ai gros, là... »
«Et si je te donne du lait ? C'est liquide du lait non ?»
«Avec deux sucres ?»
«Un»
«Deal !»


Elle était comme ça Ali, pas rancunière.
Une vraie tendance à toujours chercher la merde, mais on ne pouvait pas lui en vouloir, c'était dans sa nature. Mais ça durait jamais longtemps. Elle avait un bon fond.
Ali était d'une intelligence rare pour une mouche.


Avec le temps on est devenus tellement proches que si j'étais quelque part elle n'était pas loin. On m'appelait Sa Majesté des Mouches, ou Le Puant, ça dépendait.
Elle m'aidait pour mes études, elle se farcissait le fastidieux, moi les fioritures.
On s'est soutenus, toujours là l'un pour l'autre. J'ai bien cru à un moment que j'avais trouvé la mouche de ma vie.


Un matin que nous partions pour passer notre Bac, qu'elle avait potassé jusqu'à plus soif, bien aidée par la lampée de Jack Daniel que je n'oubliais jamais d'adjoindre à son lait et ce, depuis qu'elle était tombée follement amoureuse de Slash.
J'étais pas jaloux tu sais, nous deux, c'était au-delà.


Ce matin-là, on croise mon père, chaussons aux pieds et avant même qu'il ne m'adresse la parole, pour je sais pas, dire bonjour, je vois le mec faire un roulé-boulé, attraper ses deux chaussons, comme Lee VanCleef attrapait ses deux Colt, et bim! Ali en ligne de mire, littéralement vaporisée par ce geste aussi rapide que fatal.
Chez les kabyles, la chaussure sous toutes ses formes est considérée comme une arme. J'ai pas souvenir que mon vieux ait levé la main sur moi, mais qu'est ce que j'ai pu prendre comme chaussures dans la gueule. Tu noteras qu'aujourd'hui encore, ils n'en portent pas tous, faut un permis.


J'ai raté mon Bac mais c'était pas le plus grave.
La perte d'Ali je m'en suis jamais vraiment remis.


On ne tombe pas tous les jours sur la mouche de sa vie

DjeeVanCleef
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le 23 sept. 2015

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