Quand une critique acerbe des médias, des résultantes de l'utilisation abusive des NTIC et de l’inter-connectivité accrue entre les individus s'exerce par le prisme du médium télévisuel.
La série dont il est ici question n'est autre que "Black Mirror", diffusée pour la première fois en 2011 sur Channel 4 (avant que Netflix n'ait pris le relais à partir de la troisième saison) et écrite par le journaliste satiriste britannique Charlie Brooker.
Elle est qualifiée d'anthologie dans la mesure où ses différents épisodes ne suivent pas une même trame narrative, mais s'avèrent être indépendants les uns des autres, prenant place dans un contexte différent, pour chacun narrer une histoire qui se suffit à elle-même, avec des personnages divers et variés incarnés par une pléthore d'acteurs talentueux. En ce sens, la série peut être assimilée à une succession de moyens-métrages autonomes, tous néanmoins liés par des thématiques explicites et sous-jacentes communes. Il sera en effet question, d'une façon globale, de l'influence des technologies, notamment celles qui concourent à l'évolution de l'espace médiatique et à l'émergence de ce que l'on nomme « réalité augmentée », en ce qu'elles viennent renforcer l'inter-connectivité entre les individus et altérer la perception des êtres humains, avec des conséquences potentiellement désastreuses et les nombreuses questions éthiques qui peuvent se poser. Toutes proportions gardées, "Black Mirror" s'inscrit dans une démarche similaire à ce qu'avait su faire en son temps "Au-delà du réel", série des années 60 surtout connue pour son générique culte qui, malgré ses effets spéciaux dérisoires, ses monstres totalement kitchs et les éternels poncifs du genre très répandu de la science-fiction paranoïaque américaine, s'était démarquée par sa position critique vis-à-vis de la société de l'époque et des applications de la science.
Ceci dit, pour en revenir à "Black Mirror", ne vous arrêtez pas au premier épisode, de mon point de vue (ce n'est somme toute que mon avis personnel) celui qui, à trop vouloir choquer le téléspectateur et le plonger d'entrée de jeu dans une ambiance glauque, s'avère être le moins intéressant et le plus caricatural (il faut cependant prendre en compte qu'il n'a pas tant la prétention d'être crédible dans sa façon d'enchaîner les péripéties jusqu'au dénouement final que d'être avant tout une satire ; on peut du reste reconnaitre que l'épisode est pertinent dans sa manière de mettre le doigt sur le phénomène d'emballement des réseaux sociaux tels que Twitter et les effets pervers qui peuvent en résulter). On a pu d'ailleurs reprocher à la série dans son ensemble de n'être qu'une énième œuvre axée science-fiction et anticipation s'appliquant à, comble d'originalité, montrer les travers d'un prétendu « progrès », à savoir le progrès technique, ce en forçant le trait.
Pour ma part, je ne rejoins pas ces critiques dans la mesure où je pense que "Black Mirror" s'attache moins à pointer du doigt les travers de la technologie en tant que telle, que l'utilisation détournée qui peut en être faite. Ici, il n'est point question d'une intelligence artificielle malveillante qui, tel Skynet dans les films "Terminator", chercherait à anéantir l'humanité. Le but est plutôt d'expliciter les ressorts mécaniques nous poussant à accepter le voyeurisme le plus abject ou encore de mettre en scène des situations dans lesquelles de simples êtres humains vont se trouver sujets à une sorte de cyber-dépendance destructrice.
D'autres épisodes se pencheront quant à eux sur les processus qui vont progressivement conduire un discours dissident ou un symbole subversif à se voir incorporé dans une logique marchande et mis au service de la violence symbolique d'un système oppresseur. Bien sûr, je suis encore loin d'avoir évoqué tous les problèmes ciblés dans la série et je vous laisse donc le loisir de les découvrir par vous-même, si ce n'est pas déjà fait, d'autant que cette œuvre regorge également de multiples trouvailles visuelles en vue d'explorer ces possibilités dans toute leur étendue. On est alors amenés à s'interroger, avec des problématiques émergentes loin de ne concerner que la seule application des différentes innovations imaginées dans la série, mais aussi le rôle que joue la pression sociale dans l'acceptation de ces technologies peu à peu constitutives de notre identité dite déclarative, soit du miroir que nous renvoyons de nous-même. De nombreux champs se recoupent ici.
Une autre grande force de la série est sa capacité à marquer émotionnellement le spectateur, puisqu'il doit se confronter à la dureté des récits qui, s'ils ne s'inscrivent pas tous dans une optique réaliste, s'enchaînent dans une logique implacable.
C'est pourquoi, pour ceux qui ne connaitraient pas encore "Black Mirror", je vous invite vraiment à y jeter un œil, d'autant que cette série ne manque absolument pas de qualités sur la forme, que ce soit pour sa maîtrise de la narration et du rythme, ses excellents acteurs et sa réalisation soignée. Elle tire aussi intelligemment profit de son format quelque peu particulier, préférant la qualité à la quantité. Si tous les moyens-métrages ne se valent pas, chacun vient ajouter sa pierre à l'édifice et c'est bien la pluralité des approches (une parabole tordue de l'ère Twitter, suivie d'une satire grinçante des émissions de divertissement comme X-Factor ou Britain's Got Talent, à son tour suivie d'un récit plus intimiste sur fond de transhumanisme, et ainsi de suite...) qui, sans nuire à la cohérence, fait le sel de l'oeuvre, une œuvre qui inspire la peur en ce que le reflet qu'elle renvoie de nous-mêmes n'est malheureusement pas si éloigné de notre société, mais bien au contraire d'une justesse à glacer le sang. Sous ses airs quelques peu surréalistes de prime abord, la série parvient donc à saisir l'essence-même du réel.
Pour aller plus loin :
Il serait compliqué pour moi de dire quel est l'épisode que j'apprécie le plus dans la série, l'unique, surpassant tous les autres. Mais faute de pouvoir me limiter à un seul, tant mon appréciation peut varier suivant les critères pris en compte, j'ai quand même fait une petite liste, non exhaustive :
Pour commencer, je dirais "15 Million Merits", parfait condensé de tout ce que je recherche dans la série, avec un postulat initial auquel je ne peux qu'adhérer. De plus, je trouve les deux protagonistes vraiment touchants (le moment où Abi se met à chanter est un véritable instant de grâce) et leur romance bien amenée (« still better than Twilight », comme on dit ). Ça m'a d'ailleurs fait plaisir de récemment retrouver le même acteur dans "Get Out".
De surcroît, c'est un épisode que j'apprécie tout autant pour ses qualités esthétiques que pour ce qu'il raconte, allégorie de notre société particulièrement pertinente et percutante, plus subtile qu'il n'y paraît au premier abord. Même si c'est un aspect à ne pas bien sûr mettre de côté, pour moi, ça ne se résume pas seulement à « téléréalité et télévision » = « lobotomie ». Ça va au delà de ça, par exemple lorsqu'Abi se trouve confrontée à son jury et que ces derniers mettent littéralement en pièces ses rêves, prétextant que le marché est saturé, lui proposant en lieu et place du domaine de la chanson un travail dégradant qu'elle se trouve amenée à accepter, moins par appât du gain que sous le poids de la pression sociale, de la foule l'encourageant sans vergogne à accepter et des injonctions du jury (« ce sera ça ou le vélo », « tu n'imagines pas la chance que tu as »). On peut faire un parallèle avec le monde du travail et les contraintes sociales qui pèsent sur nous dans la vie de tous les jours. Mais le point culminant de cet épisode reste sa fin, avec le discours de révolte de Bing, tapant de surcroît très juste (dénonçant un consumérisme aliénant qui en vient à faire perdre toute capacité d'appréciation du beau, tout souci de l'authenticité). Cependant, lui-aussi finit par perdre face à la puissance du système en place. Ce que je trouve d'ailleurs très bien pensé, c'est que le jury cherche non pas à le faire taire, mais à s'approprier son discours, sur la base d'un prétendu consensus (« oui, bravo ! »). Ça m'a rappelé ce que disait Noam Chomsky sur la « fabrique du consensus » par les médias de masse. Sauf que par la même occasion, le jury vide le propos de sa substance, absorbant toute velléité contestataire. La plasticité de ce système aliénant lui confère sa force, réduisant le discours de Bing à une émission de divertissement parmi tant d'autres. Ce fait de montrer comment un discours contestataire peut se voir édulcoré, dénaturé et mis au service de ce contre quoi il est censé lutter, n'a pas été sans me rappeler "The Waldo Moment", mais en plus réussi je trouve dans "15 Million Merits".
Sinon, j'aime beaucoup "The Entire History of You" parce qu'il est plus intimiste, opérant à taille humaine. Il met intelligemment en exergue les dérives que peut produire l'utilisation systématique d'une innovation technologique en apparence fort pratique qui permettrait de stocker ses souvenirs telles des données compilées numériquement en vue de les revisionner ultérieurement (à l'instar d'un film ou de tout autre contenu audiovisuel), avec à la clé le développement d'une obsession maladive entraînant la descente aux enfers d'un couple, jusqu'à ce que survienne la déchirure et qu'il ne subsiste plus que la seule amertume. Nous serions en droit d'attendre une foule d'améliorations de l'outil introduit dans cet épisode, source de bien des fantasmes à une époque où des maladies telles qu'Alzheimer tendent à accroitre la peur de l'oubli (c'est aussi l'un des sujets abordés par le second épisode de la saison 3). Toutefois, l'étendue des répercussions que l'irruption de cette innovation dans le quotidien des individus implique nous conduit à modérer nos attentes.
Comme je le disais dans la première partie de ma critique, beaucoup réduisent "Black Mirror" à une série technophobe, mais personnellement, je ne pense pas que ce soit tant le cas. De mon point de vue, tout au long de la série, le problème n'est pas tant la technologie que l'utilisation à mauvais escient qui peut en être faite, en raison d'une complète inadéquation entre les changements de paradigme que nécessitent certaines évolutions techniques et la manière dont fonctionne l'esprit humain. Cet épisode en est un parfait exemple.
Dans le cas présent, l'innovation offre bien des avantages, mais le côté obstiné du personnage principal et le fait qu'il soit un jaloux maladif sera pour lui mortifère puisqu'il va développer une grave addiction, utilisant pratiquement tout le temps sa puce, que ce soit pour déceler les sous-entendus lors d'un entretien d'embauche ou chercher le moindre détail susceptible de confirmer les soupçons qu'il porte sur sa conjointe. D'ailleurs, j'ai quand même un petit bémol à faire à cet épisode, celui qu'en fin de compte, malgré le fait que le protagoniste se comporte comme un connard, l'intrigue lui donne un peu raison puisqu'effectivement, sa femme le trompait. J'aurais préféré que ça n'ait pas été le cas et qu'il ait lui-même entrainé la perte du couple à cause de son obsession et de ses biais de confirmation.
La scène où tout le monde s'étonne que l'une des invités n'ait toujours pas de puce alors qu'elle change pourtant la vie m'a à nouveau rappelé le poids de la pression sociale (il est par exemple bien plus dur actuellement de se passer des réseaux sociaux quand tout le monde s'y rend et qu'on a limite l'impression de passer à côté de quelque chose d'important si on ne s'y trouve pas). Puis se pose encore plus la question de la difficulté à vivre dans le temps présent. Une scène qui m'a vraiment marqué est celle où le couple fait l'amour en utilisant les puces afin de se remémorer les meilleurs moments de leurs ébats, le regard littéralement vide. Un plan assez perturbant. Et, même si la fin n'est pas la plus violente et trash comparativement à ce qu'a proposé à côté la série, j'ai trouvé qu'elle était d'une tristesse...
Dans l'ensemble, j'ai moins aimé les épisodes de la saison 2, même si ça restait de bonne facture.
Par contre, j'ai beaucoup apprécié "White Christmas", du fait notamment de l'ambivalence de son principal personnage, salaud ordinaire comme on en rencontrerait tous les jours, et du niveau de « complétude » de cet épisode, compte tenu de la multiplicité des thèmes qui étaient abordés, avec les innovations et leur impact : la réalité augmentée qu'offrent les Z-Eyes, le coaching en direct pour aller pécho, avec la question de la vie privée, les Cookies, répliques de notre conscience traitées avec cruauté, tels des objets, et ce de manière pire encore qu'aux temps où l'humanité pratiquait l'esclavage, à cause de la distorsion du temps... J'avais limite l'impression de voir trois épisodes condensés en un. C'est d'ailleurs le plus « dense » de toute la série, je pense. Et j'ai trouvé le twist final très bien amené, même si je le sentais un peu venir.
Au sein de la troisième saison, c'est sans doute "Shut Up and Dance" qui m'a le plus marqué, véritable épisode coup de poing dont j'ai bien eu du mal à me remettre. Il parvient à merveille à créer l'empathie avec Kenny, ce plus encore compte tenu de ce qu'il endure, entrainé dans le jeu pervers des hackers qui l'ont piégé, jusqu'à ce que la révélation finale tombe tel un couperet, donnant un nouveau sens au reste de l'épisode (par exemple la scène avec la petite fille dans le fast-food, qui perturbe au second visionnage). Le choix d'une chanson de "Radio Head" pour accompagner cette fin cruelle convenait à merveille. Et même en sachant ce que regardait Kenny, je ne peux m'empêcher de penser que rien ne saurait justifier la démarche des hackers. Entendons-nous bien. La pédophilie me révulse, mais le recours à de telles méthodes me révulse tout autant. Il me semble assez évident que dans cet épisode, les pirates cherchaient moins à jouer les justiciers qu'à s'amuser en faisant appel à des mécanismes tels que l'intimidation, le chantage et l'humiliation, sans le moindre scrupule, au point d'ériger en spectacle un combat à mort supervisé via un drone. Ce n'est qu'après s'être délectés et s'être lassés de ce divertissement sadique qu'ils en viennent à dénoncer leurs victimes (jamais le trollface ne m'aura mis aussi mal à l'aise). Ce qui est dénoncé dans cet épisode, quand l'effet Lucifer des bourreaux ordinaires se substitue au fait de rendre justice, est donc pas mal raccord avec l'épisode "White Bear".
Sinon, j'ai également adoré dans "Nosedive" le concept du like poussé dans ses derniers retranchements. Cela n'est sans me rappeler la tendance actuelle à noter absolument tout et n'importe quoi, comme Facebook qui propose de noter tout aussi bien des films, des livres que des lieux... de là, à ce qu'un tel système de notations s'applique aux relations sociales, il n'y a qu'un pas. Cette dystopie est assez révélatrice des mécanismes de domination et de violence symbolique qui s'imposent déjà. Ça n'a pas été sans me rappeler le système du Clastre dans le roman "La Zone du Dehors", d'Alain Damasio.
Bref. Foncez. C'est de la bonne.