Bolchegeek
7.4
Bolchegeek

Émission Web (2014)

C’était un autre siècle, mû par d’autres idéaux.
A cette époque on rêvait en termes de conquêtes collectives, d’éducation pour tous, de modèles sociaux alternatifs.
Alors oui – bien sûr – tout n’était pas parfait et chacun savait que pour forger les outils de l’émancipation il fallait se soumettre à la super-puissance à l’étendard rouge sang.
…YouTube.


Ce siècle révolu, c’était la décennie 2010. Car tout le monde le sait, sur Internet les années sont des décennies et les décennies sont des siècles.
Or le bolchégeeksme, c’est justement un concept bien ancré de ce siècle révolu.
Ouverte en 2014, la chaîne de Bolchegeek voit le jour à un moment où sont en plein essor ce qu’on appelait alors les chaines de vulgarisation.
« Micmaths », « e-penser » et « Doxa » soufflaient tout juste leur première bougie.
« Dirty Biology » et « Hygiène mentale » venaient de naître.
« Sciences étonnantes » et « Heu?Reka » n’existaient pas encore.
Et si j’entends que le lien que je fais ici entre ce Bolchegeek et les chaines de vulgarisation pourra paraître saugrenu à certains – et en partie à raison car effectivement il ne sera pas ici question de vulgarisation – je compte bien démontrer malgré tout qu’il y a une petite consanguinité ; du moins quelque-chose qui fait que cette chaîne a été et reste encore aujourd’hui le produit d’une époque.
…Une époque révolue.


« Bolchegeek », en tant que chaîne, qu’est-ce que c’est exactement ?
C’est avant tout de la « review » de cinéma et de séries, plus exceptionnellement de bouquins ou de jeux-vidéo.
« Animaniacs », filmographie d’Edgar Wright et de Will Ferrell sont les premiers sujets traités par cette chaine. C’est très culture populaire pour génération Y – très américanocentré – avec à chaque fois l’ambition de remettre les choses dans leur contexte pour des générations plus jeunes qui n’auraient pas connu les temps anciens ici évoqués.
Tout ça fait très « Joueur du Grenier » à bien des aspects, le tout teinté d’un peu de « 3515 Usul » quand on s’y penche un peu plus…
Rien à voir avec une chaine de vulgarisation, j’en conviens.
Et pourtant…


Et pourtant ces premières vidéos ce sont clairement les quelques arbres qui cachent la forêt.
Elles ne sont pas inintéressantes en elles-mêmes – je ne vous les déconseille d’ailleurs pas – mais ce ne sont clairement pas celles-là qui m’ont données envie de vous parler de cette chaine.
Moi, ce qui fait que je suis resté très attentif à cette émission – et qui fait aussi que je me régale à chaque fois qu’un épisode est publié – c’est que depuis « Bolchegeek » a mûri.
Au fur et à mesure des années, cette chaine a fini par suivre une trajectoire assez proche de formats tels que « Game Next Door », « Fossoyeur de films » ou « Dirty Biology ».
Au fur et à mesure des épisodes, « Bolchegeek » a su se décanter, virer toutes les lolilories de bas-étages (ou presque), les face-cams dégueus, les sujets un brin putaclics…
A la place, on s’est retrouvé avec des épisodes qui vont aux antipodes de tout ce que la plateforme valorise aujourd’hui : des vidéos longues, rares, traitant de sujets précis et passant de plus en plus de temps pour travailler sa forme.
En cela « Bolchegeek » a su se transformer en objet à part ; un objet rare et en voie de disparition mais qui est au final ce que je préfère dans tout ce qu’a pu produire Internet (outre Wikipedia) ces derniers siècles : ce que j’ai envie d’appeler les « émissions à regard ».


Oui, pour moi ce serait ainsi qu’il faudrait présenter « Bolchegeek » : comme une émission à regard.
J’entends par là que ces émissions « offrent » des regards ; qu’il s’agisse du regard d’un cinéphile sur une œuvre ; du regard d’un scientifique sur un phénomène biologique ; du regard d’un joueur sur une pratique vidéo-ludique.
Dans tous les cas il ne s’agit pas juste de livrer un avis, mais bien de donner accès à un regard particulier qu’on porte sur les choses.
Réussir à faire cela demande du temps, de la méthode et du savoir-faire.
Donner à voir, à sentir et à comprendre, nécessite de la part de l’auteur qu’il conduise une démonstration logique susceptible de permettre au spectateur de cheminer avec lui.
C’est une démarche exigeante qui nécessite de faire preuve à la fois de pédagogie mais aussi de beaucoup d’esprit critique par rapport à ses propres évidences.
C’est un exercice que j’adore.


Cette définition « d’émission à regard » colle d’autant mieux pour ce « Bolchegeek » qu’il est difficile de présenter ses épisodes comme des critiques de films ou de séries.
En fait il s’agit plus de questionner la portée culturelle d’une œuvre : ce qu’elle dit, ce qu’elle montre, ce qu’elle renvoie de la société qui la produite.
Car bien évidemment, le nom de « Bolchegeek » n’est pas un hasard sémantique.
Il y a clairement dans ce regard porté sur les œuvres traitées une approche de déconstruction propre aux sciences sociales et / ou aux mouvements socialistes ou « socialisants ».
C’est d’ailleurs pour cela que je me suis permis d’utiliser le terme de « review » précédemment. En fait il ne critique pas l’œuvre en tant qu’œuvre d’art, mais il nous invite juste à la « revoir » autrement.
…La revoir avec un œil nouveau.


Et que nous donne à voir cet œil ?
Eh bien c’est sur cet aspect-là que j’avoue avoir une réelle sympathie pour cette chaine.
J’ai beau ne pas être toujours d’accord avec ce qui est dit, j’adore me laisser conduire dans les questions posées.
Quels sont les ressorts moraux qui animent les films Disney ?
Pourquoi la Première guerre mondiale est-elle si peu représentée au cinéma au regard de la Seconde (…une vidéo qui n’apparait mystérieusement plus sur sa chaine. Dommage. )
En quoi « Wall-E » est-il un film profondément animé par un idéal révolutionnaire ? ,
Comment « John Wick » nous questionne-t-il sur la notion de contrat social ?
Pourquoi peut-on dire que « La chair et le sang » est le meilleur film jamais fait sur le Moyen-âge ?
Peut-on dire que les succès publics et critiques de « Us », « Joker » et « Parasite » expriment-ils une montée généralisée de la haine des riches ?
Quelle est la nature de fossé qui sépare « Jurassic Park » et « Jurassic World » ?
…Et sûrement mon préféré : pourquoi ceux qui veulent changer le monde sont-ils forcément les méchants dans les films ? (…ou « le syndrome Magneto »).


Alors bien évidemment, tout n’est pas du même acabit.
Les premières vidéos ne sont par exemple pas les plus agréables et intéressantes à regarder.
Certes il y a bien le manque de moyens qui pèse dans la balance – bien évidemment – mais il y a aussi toute cette culture du YouTube du siècle d’avant qui vient polluer le propos développé.
Face-cam, fond vert, injonction au lol : tout ce qui – heureusement – sera envoyé en partie à la trappe entre temps.
…Mais qu’en partie seulement. A mon grand regret.


Ce serait d’ailleurs le premier gros grief que je ferais à ce « Bolchegeek » : quand bien même a-t-il eu la présence d’esprit de s’effacer de plus en plus dans ses vidéos au fur et à mesure du temps qu’il ne parvient pas non plus à s’en détacher totalement.
Par exemple sa vidéo sur le « Syndrome Magnéto » ou sur « John Wick et le contrat social » sont peut-être mes préférées aussi parce qu’on n’y voit pas sa gueule.
Ce n’est que du montage, de l’image, de la démonstration. On est d’accord ou pas avec ce qui est dit, il n’empêche qu’il n’y a rien à rajouter ni à enlever.
C’est propre formellement. Clair dans le discours. Bref, la base que j’attends et que j’espère pour toute vidéo YouTube que je lance.
Seulement des fois, tu sens que les vieux réflexes le taraudent. Il faut qu’il se mette en scène. Il faut qu’il fasse son « cool ».
Et si dans sa dernière vidéo en date (avril 2021) – celle portant sur « Jurassic World » – la présence physique de son personnage reste convenable car intégré dans une mise en scène élégante à la « Fossoyeur de films », c’est beaucoup plus discutable pour ce qui est de ces petits memes comiques qui popent de temps en temps.
Ces derniers sont d’ailleurs d’autant moins pertinents qu’ils relèvent clairement d’une mode du moment ce qui les amènera irrémédiablement à périmer très vite, rendant de ce fait leur usage ringard à la longue.


Et c’est franchement con concernant cette chaine, parce que cette émergence du moi elle survient de temps en temps – et parfois assez violemment – et cela même quand on pense que la chaine est enfin passée au-dessus de ça.
Ainsi j’avoue que, parmi ses productions récentes, j’ai été beaucoup moins convaincu par son cycle sur « Cowboy Bebop », de même que celui sur l’apocalypse.
Alors c’est peut-être davantage excusable sur le second parce qu’on sent que le gars a envie d’expérimenter quelque-chose à part de ce qu’il fait d’habitude (mais bon, pour ma part, ça m’a laissé sur la touche). Par contre pour le premier c’est davantage dommageable.
Parce que « Cowboy Bebop » moi c’est franchement une série que j’adore. Et j’ai beau avoir vu son cycle de vidéos à deux reprises qu’encore aujourd’hui je n’en ai rien retenu.
Trop haché dans le rythme, trop pollué de mise en scène pénible, trop… fragmenté dans l’analyse.
Près d’une heure de contenu pour au final n’en retenir rien.
Franchement c’est triste.
Parce qu’il y a un sacré paradoxe à se surnommer soi-même « Bolchegeek » tout en étant à ce point victime de la culture libérale et libertaire du « moi ».


Et ce serait d’ailleurs à ça que tiendrait mon dernier grief.
Bolchegeek.
Ce nom – même si on l’a choisi pour la vanne – il est quand-même porteur de sens.
Le bolchévisme c’était loin d’être la mouvance la plus libérale ou libertaire du Parti ouvrier social-démocrate de Russie.
Or le Bolchegeek, idéologiquement parlant, il est quand même bien plus proche du joueur de djembé que de Lénine.
Et autant j’apprécie la rigueur que le type fout dans ses analyses, autant j’aurais parfois aimé qu'elle sache s'émanciper encore davantage des pensées dominantes.
Peut-être qu’en ayant lu davantage de classiques de la pensée socialiste ou bien en ayant une expérience accrue du terrain, il aurait su voir « Zootopie » avec davantage de discernement et de recul critique (même si cet épisode reste très intéressant à regarder), de même que cela l’aurait rendu sûrement beaucoup moins conciliant à l’égard de « Parasite ».


Mais bon, tous ces reproches que je fais ne sont pas là pour saborder la barque mais bien pour aider à boucher les trous.
Comme je l’ai dit plus haut, je suis trop friand de ce type de format – devenu malheureusement trop rare sur Internet – pour ne pas espérer le voir se bonifier encore.
Car oui – et c’est ça au final que je retiendrai d’ailleurs de tout ça – cette chaine se bonifie, d’épisode en épisode, et cela malgré le fait qu’on soit sur YouTube en 2021.
Alors oui, moi j’ai envie que ce vestige d’un idéal d’un siècle lointain puisse subsister le plus longtemps possible.
Je veux préserver cette espèce (quasiment) disparue que sont les « émissions à regard » sur Internet.
« Bolchegeek » est toujours là. Léo Grasset et l’équipe de « Game Next Door » aussi. Et pendant ce temps-là le « Fossoyeur de films » revient.
Les soldats d’un autre temps sont encore là. Ils mènent leur propagande par le fait.
Alors profitons-en en attendant le grand soir d'un Internet nouveau émancipateur et émancipé…

lhomme-grenouille
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Créée

le 24 avr. 2021

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