Il existe un épisode de Breaking Bad, au beau milieu de la saison trois, qui fournit un résumé audacieux de la série en quarante-sept minutes. Ce fameux récit réalisé par Rian Johnson se nomme La mouche – ou The fly pour les plus anglophones d’entre vous. Situé à l’épicentre de l’histoire inventée par Vince Gilligan, l’épisode contient à la fois ce qu’il y a de meilleur et ce qu’il y a de pire – de moins bon si vous préférez les mots tendres – dans cette série. Nombreuses sont les critiques qui vantent les qualités indéniables de cette aventure dans le milieu de la drogue tandis que les critiques négatives peinent à convaincre. Difficile, en effet, d’être persuadé.e par des spectateurs qui ont arrêté de regarder après une voire deux saisons. Loin de moi l’idée de les blâmer car on aurait tort de considérer les saisons une et trois comme excellentes. Pourtant, et pour appuyer des propos plus qu’objectifs, il est nécessaire de visionner entièrement la série pour la critiquer à sa juste valeur. Si Michelle MacLaren a su apporter, comme elle le fait toujours, une profondeur incroyable à la mise en scène de la série, révélant plan par plan les blessures les plus profondes de chaque personnage, on doit le meilleur épisode au réalisateur de Looper. Non pas qu’il se fiche des protagonistes, loin de là, mais Rian Johnson reste un metteur en scène de l’innovation. Suivant les directives du créateur Vince Gilligan et surtout le scénario parfaitement rythmé par Sam Catlin et Moira Walley-Beckett – également producteurs –, le cinéaste américain narre l’affrontement entre une simple mouche et les associés, à savoir Walter White et Jesse Pinkman. En réalité, il faut surtout comprendre que cet épisode grandiose raconte l’histoire d’une contamination, ou pour le dire avec davantage de justesse, l’histoire d’une maladie incurable sinon par la mort.
Les mouches mourront :
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Cependant, La mouche ne figure pas parmi les épisodes les plus appréciés de la série. Du même réalisateur, certain.e.s préféreront Ozymandias, et on aurait probablement tort de les contredire tant celui-ci s’avère intense et surtout immense dans sa mise en scène. C’est d’autant plus compréhensible de se demander comment un épisode se concentrant sur une simple bestiole peut trouver un quelconque intérêt auprès des spectateurs. Rian Johnson se pose aussi la question à travers Jesse Pinkman qui s’intéresse premièrement peu au problème de la mouche. Ceci permet par conséquent de revenir sur l’un des quelques soucis de Breaking Bad. Tout d’abord, la série – dans ses saisons une et trois notamment – manque de structure. Plusieurs fois, des éléments se répètent sans que cela soit spécifiquement bénéfique aux personnages. Pour donner quelques exemples, il suffit de regarder la saison trois : la procédure de divorce entre Walter White et Skyler White et la cure de désintoxication de Jesse Pinkman durent plusieurs épisodes en enfermant les protagonistes dans des intrigues peu alléchantes. Parallèlement, avant de magnifier les plus beaux insectes de la série, des moucherons parasitent quelque peu le scénario – toujours dans les saisons une et trois. Concernant la saison une dans un premier temps, tout ce qui tourne autour de Tuco semble secondaire pour les héros de la série. Il faut avouer que Vince Gilligan déçoit souvent du côté de ses antagonistes. Il y eut Tuco, bien sûr, mais n’oublions pas non plus ses cousins de la saison trois. Sans compter, aussi, oncle Jack et ses sbires dans l’ultime saison pourtant magnifique. Malgré tout, il paraissait compliqué – bien que cela ne fusse pas impossible – d’écrire des adversaires à la hauteur des géants de la série. En dehors de ces messieurs vite balayés, on en vient aussi à regretter des évolutions insuffisantes pour d’autres personnages tels que Walter Junior d’un côté ou Marie Schrader de l’autre. En outre, de la même manière qu’une mouche apparaît hideuse de prime abord, quelques éléments de la mise en scène de Breaking Bad demeurent par moments superflus. Autrement dit, et c’est l’autre défaut principal de Vince Gilligan, des fautes de goût se ressentent tout au long du parcours. Si, par exemple, la plupart – sinon une large majorité – des ouvertures de la série sont fabuleuses, entraînant les spectateurs directement dans l’intrigue, d’autres, comme celle de l’épisode sept de la saison deux, présentent des originalités beaucoup trop appuyées pour être réellement admirées. (Pour rappel, il s’agit de la chanson de Heisenberg). En revanche, tous ces petits moucherons qui entachent la narration se feront gober un à un au fur et à mesure que la série s’intensifie et se diversifie.
Avant de devenir l’une des plus grandes séries dramatiques de ces dernières années, Breaking Bad persuadait en premier lieu pour ses décalages entre les protagonistes et entre les intrigues. Ainsi, la mouche, qui était autrefois repoussante dans le précédent paragraphe, plaît désormais pour l’attention qu’elle suscite. Cela signifie surtout que, comme Jesse Pinkman au cours de l’épisode dix de la saison trois, on se prête au jeu. Bien qu’étant une des saisons les moins aimées de la série, la deuxième partie sortie en 2009 s’avère être une véritable parenthèse bienvenue où le temps paraît soudainement suspendu. Par ailleurs, c’est justement cette métaphore du temps qui s’échappe qui est repris dans l’épisode réalisé par Rian Johnson. Sans contenir des scènes aussi mémorables que celles des saisons quatre et cinq, elle se défend légitimement pour les sourires qu’elle procure. Cela s’explique du fait de l’absence d’un antagoniste principal permettant l’approfondissement de la relation entre le maître et l’apprenti. Comme dans La mouche, les protagonistes s’abandonnent et se révèlent splendidement entre révélations à peine murmurées et secrets bien gardés. Autant dire tout simplement qu’avec peu de choses – ici une mouche –, la série parvient à recréer de l’intimité et des connexions nouvelles entre Walter White et Jesse Pinkman. Avec des dialogues mieux ciselés et des acteurs encore plus convaincants, Vince Gilligan, même s’il replonge dans ses mauvaises habitudes avec la saison trois, rend sa série agréable et presque aussi charmante que la bestiole. Pareillement, de même que La mouche occasionne quelques sourires, les nouveaux personnages présentés dans cette saison deux nous conquièrent pour leur énergie et leur humour. En effet, la rencontre avec Saul Goodman dans le septième épisode réussit tant l’avocat paraît plus sérieux que les partenaires de la drogue bleue – ce qui insiste donc sur le décalage. De manière plus générale, au-dessus des quelques moucherons qui parsèment la série, on retrouve de grosses mouches à l’envergure formidable. Saul Goodman vient d’être naturellement cité pour ses répliques qui font mouche ; or la plus grosse bête à glorifier demeure Hank Schrader. Certainement le personnage le plus justement écrit de Breaking Bad et interprété avec passion par Dean Norris, il reste l’un des piliers narratifs de la série de la première à la dernière saison. Présenté comme l’oncle sympathique par excellence, on ne pourra qu’être attristé.e par le sort qui lui est réservé. Enfin, dernière mouche disparue sur cette île hostile : Mike Ehrmantraut. Sans être sa majesté, le vieux policier sert très justement de miroir au plus gros insecte de la série, à savoir Walter White. En fait, les premières mouches trop curieuses mourront une à une au fur et à mesure que la série se bonifie et s’amplifie.
Spiderman :
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Toutefois, La mouche ne faisait jamais allusion à un groupement d’insectes. Il n’y en avait en réalité qu’un seul pour perturber la production de Walter White et de Jesse Pinkman. De l’affreux insecte à la comique bestiole, la série avait déjà franchi un cap colossal. L’affaire devient ensuite une sérieuse nécessité : trop dangereuse, la mouche doit être tuée. Mais de quelle majesté parle-t-on ? Logiquement, il serait ici question de Gustavo Fring tant aucun personnage ne l’égale dans cette série. Aussi humain que machiavélique, aussi sauvage que raisonnable, Gustavo Fring pourrait être sa majesté des mouches. Lui, qui, de rien aura eu presque tout. En fait, il arrive justement à rendre l’intrigue autour du cartel mexicain prenante et vivante. Comme Mike Ehrmantraut ou comme Hank Schrader, le chef d’entreprise sert d’alter-ego à Walter White. Il n’est pourtant ni son ombre ni son reflet tant ces deux personnages se confondent constamment avec le temps. Après sa mort d’ailleurs, il ne s’agit pas de le remplacer par plus grand que lui. Vince Gilligan opte plutôt pour les chemins minuscules qui menaient à lui. Effectivement, parmi les ténors de Breaking Bad, Giancarlo Esposito piétine les petits insectes inattentifs avant de finir totalement écrasé. Mais Gustavo Fring n’était certainement pas la mouche à abattre. Ainsi donc, La mouche ne fait pas référence au sérieux danger que l’homme à la cravate représente. Sa majesté des mouches n’est par conséquent pas Gustavo Fring. C’est Walter White ou plutôt devrais-je dire celui que l’on nomme Heisenberg. Maline au point de se cacher durant tout un épisode, sa majesté rappelle les mensonges incessants de Walter White envers sa femme et ses enfants – en incluant évidemment Jesse Pinkman dedans. Parce qu’elle est malade et qu’elle pourrait contaminer l’ensemble du laboratoire, cette vulgaire mouche à l’intelligence remarquable est recherchée tout du long comme Hank Schrader s’obstine à coincer le fantôme Heisenberg. Dans son extrême solitude au milieu d’un environnement d’abord inhospitalier et malgré les nombreux pièges, sa majesté saura combler le vide et dominer son territoire de telle sorte que personne ne pourra l’atteindre. Dévorant l’attention de tous ceux qui l’entourent, Walter White gravira les échelons un à un jusqu’à atteindre finalement la tour de Babel. Premièrement l’ennemi de tout le monde, Heisenberg devient l’ennemi de personne sinon de lui-même. Résigné à vivre dans un corps qui se décompose, Walter White ne combat même plus Heisenberg et laisse sa majesté engloutir l’innocente mouche. De la même façon, Walter White ne sera finalement pas celui qui tuera l’insecte dans La mouche. Dans sa tour d’ivoire toute bleue, sa majesté des mouches reste prisonnière d’un monde qu’elle a de fait construit. Il reste à savoir maintenant qui l’en a délivrée.
La réponse demeure simple à deviner puisqu’elle figure dans le dénouement annonciateur de l’épisode mis en scène par Rian Johnson. Alors que Walter White s’effondre dans un sommeil presque éternel, Jesse Pinkman traque l’horrible mouche – qui, vous l’aurez compris, n’est autre que Heisenberg. Placée sur le point le plus haut du laboratoire, le jeune dealer rencontre quelques difficultés pour s’en approcher. Ainsi, il escalade un escabeau pour abattre sa majesté des mouches. Autrement dit, il n’est pas difficile d’y voir une métaphore du parcours de Jesse Pinkman dans Breaking Bad. Lui, qui chercha sans cesse l’attention puis l’affection de son professeur, finit par vaciller à force de fréquenter trop souvent le danger. Le personnage joué par Aaron Paul – de loin mon préféré –, en tant que partenaire de Heisenberg, voulut s’accorder la même gloire avant de renoncer à cette maudite ambition. Dans la conclusion de La mouche, Jesse Pinkman parvient à se débarrasser du monstre souffrant sûrement sur un coup de chance. Bien que celui-ci ne soit pas directement pas à l’origine de la mort de Walter White, il reste tout de même celui qui aura mis à terre Heisenberg. En tous les cas, le dernier plan de la série renvoie sans aucun doute à cette image d’une mouche gisant sur le sol d’un laboratoire. Par contre, si la figure de la mouche semble caractériser Walter White et la contagion qu’il amène au sein de son univers, Jesse Pinkman ne ressemble certainement pas à cet immonde insecte. Il n’existe vraisemblablement qu’un seul animal pour défier sa majesté des mouches tout en étant infiniment adoré par celle-ci : l’araignée. Il suffit d’être en effet suffisamment attentif pour remarquer que plusieurs aranéides infectent les plans où Jesse Pinkman apparaît. Celles-ci demeurent relativement présentes dans la dernière saison mais revêtent une symbolique particulière dans Confessions – c’est-à-dire l’ultime geste d’amour de Walter White envers son meilleur élève. Dès lors, l’araignée suggère en quelques sortes la fragilité de Jesse Pinkman au milieu de ces grosses mouches et également sa sensibilité face à sa majesté. Une araignée est l’objet de tous les soupçons, elle attire aussi dans ses filets les mets qu’elle désire. Jesse Pinkman faisait partie de la première espèce cela dit en se tapissant continuellement à cause de la peur. Recroquevillé sur lui-même telle une araignée sur ses pattes, Jesse Pinkman n’avait besoin que de protection. Protégé par les stupéfiants, protégé par les avocats, protégé avant tout par sa majesté des mouches.
Flysaber :
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Il aura fallu certes longtemps pour être complètement immergée dans l’univers créé par Vince Gilligan. Heureusement entouré par des talents d’exception, le créateur de Breaking Bad parvient toutefois à nous entraîner dans la marche du diable. C’est ainsi qu’à partir de la saison quatre, nous regardons la seule issue disparaître. Comme toute le monde alors, impossible de ne pas être frappé.e d’un coup de flysaber par la puissance dramaturgique de la série tout en se rappelant que la route fut quand même longue et pénible. On retiendra par-dessus tout les aurevoirs, ni pour toujours, ni à jamais, de personnages télévisuels hallucinants – dans tous les sens du terme. C’est pourquoi, la prochaine fois que vous croiserez une araignée, dites son nom. C’est Jesse Pinkman.