Dans une interview consacrée au magazine de cinéma Trois Couleurs, Céline Sciamma revient sur ses influences picturales, sur les peintres qui l’ont pleinement inspirée pour la conception graphique du Portrait de la jeune fille en feu. Elle cite tout particulièrement Jean-Baptiste Camille Corot, en expliquant que ce dernier l’a orientée dans sa manière d’utiliser la nature comme le décor des sentiments amoureux, comme le lieu des affections passionnées. Il se trouve que l’artiste a étudié le mythe d’Orphée et d’Eurydice dans l’un de ses tableaux, mais les teintes quelque peu triste de cette peinture ne figurent pas dans le dernier long-métrage de Céline Sciamma. Nicolas Poussin récupère lui aussi l’imaginaire des Métamorphoses pour sublimer les tragiques amants dans l’une de ses œuvres : Orphée, les cordes de la lyre entre les doigts, porte une cape rouge prononcé tandis qu’Eurydice s’habille d’une innocente robe blanche. Qu’il s’agisse du Portrait de la jeune fille en feu ou des deux tableaux incorporés précédemment, la couleur rouge se greffe dans les vêtements d’Orphée – et donc de Marianne – alors que le blanc désigne Eurydice. Toutefois, Héloïse arbore trois nuances qui mettent en relief l’état de ses sentiments, et successivement le noir, le vert et le blanc. D’abord, l’éclat blanchâtre de son habit d’épouse se manifeste sous la forme de flash, rappelant ainsi l’issue dramatique de cette histoire écourtée ; et c’est ensuite dans cette enveloppe étincelante que Héloïse adresse ses adieux à Marianne, tout comme Eurydice, entourée d’un voile opalin, abandonne son amant. Mais le temps de quelques regards, Marianne et Héloïse se complètent, fusionnant leurs sentiments de rouge et de vert.
Histoire des arts :
Comme un certain nombre de cinéastes avant elle, Céline Sciamma utilise l’art pictural, et plus particulièrement la peinture, en tant qu’outil de la mise en scène. Ces influences proviennent le plus souvent d’une période postérieure à celle du long-métrage, et l’usage joliment anachronique de tableaux du début du XIXème siècle dans la composition des plans ne fait que rajouter de l’étrangeté à l’œuvre cinématographique. Call Me By Your Name avait, en réalité, eu la même attitude sur la question temporelle de son récit, si bien que nous situions difficilement l’époque introduite. Bien que le film de Céline Sciamma soit, en effet, bien identifié temporellement, la présence d’un temps ultérieur au temps historique de la narration permet l’évasion des deux femmes et l’isolement profond de leur amour sur une île bretonne. Par ailleurs, les références de la réalisatrice en matière graphique lui autorise l’élaboration de plans élégants, où les couleurs se répondent et forment de l’agréable pour l’œil. L’association colorimétrique semble tout le temps réfléchie et en adéquation avec les personnages : c’est pour cette raison que Héloïse porte du vert et que Marianne endosse une robe rouge sombre – respectivement deux couleurs complémentaires. En outre, la cinéaste insiste également sur la construction parfaite du cadre cinématographique à chaque proposition picturale, comme si elle délivrait, pour chaque plan, un tableau accompli, défini dans les limites rectangulaires de l’image filmique. Comme une peinture réussie, Portrait de la jeune fille en feu essaie de tout contenir, à la manière des fresques paysagistes mais en y rajoutant les personnages. L’instinct visuel de Céline Sciamma la pousse aussi à se diriger vers les portraits d’Elisabeth Vigée Le Brun : les joues rougies de Marie-Antoinette capturées par l’artiste en 1783 s’observent aussi sur le visage de Héloïse et de Marianne. Il est également inévitable de citer le plus célèbre portrait de Jean-Auguste Dominique Ingres, La princesse de Broglie, splendeur anachronique là-encore, mais dont Céline Sciamma reprend la posture pour Héloïse : le léger sourire de la princesse rappelle la difficulté qu’a Marianne d’esquisser la moindre joie sur les lèvres d’Héloïse. Les drapés très détaillés et superbement éclairés dans le tableau de Jean-Auguste Dominique Ingres resurgissent dans Portrait de la jeune fille en feu lorsque Héloïse fait face à la mer, de dos entre les rochers : le plan paraît presque artificiel dans sa manière de placer la protagoniste dans ce décor somptueux et les cicatrices de la roche se confondent avec les pliures de la robe émeraude. Sur sa toile plus qu’intime, Céline Sciamma convoque en outre Le Caravage ou Rembrandt, peut-être un peu trop facilement cette fois-ci, quand il s’agit de filmer un intérieur de nuit, une cuisine à la bougie sous l’égide du clair-obscur.
Lors d’une séquence de revisite littéraire du mythe d’Orphée et d’Eurydice, les femmes présentes délivrent leurs pensées spontanées à propos de l’attitude du héros mythologique venu secourir son amante dans les enfers. Sophie le prend pour un imbécile tandis que Héloïse interprète cette action comme une preuve amoureuse. Leurs réponses sont rationnelles et partageables : le torturé a agi stupidement par amour. Cependant, Marianne propose une autre lecture de ce mythe fascinant, à savoir qu’Orphée a adopté l’attitude du poète en se retournant. Un peu plus que les peintres, les poètes sont les contemplateurs de la beauté, une conduite que comprend Marianne puisqu’elle se positionne en tant qu’observatrice de son modèle. De Homère à Guillaume Apollinaire, les poètes n’ont cessé de déguiser la beauté, lui prêtant bien souvent des attributs féminins à l’image de Charles Baudelaire qui, dans Les Fleurs du Mal, considère que la beauté « trône dans l’azur comme un sphinx incompris ». La citation rappelle alors fortement le plan décrit plus haut, celui qui expose Héloïse recevant le flot de la mer et des sentiments en plein visage, mais aussi celui où elle plonge dans les vagues houleuses de l’île bretonne : dans tous les cas, sa pose reste magnifique, impériale en même temps que tragique – la première séquence citée fait suite à une dispute entre les deux amantes. Dans Portrait de la jeune fille en feu, il n’est pas rare d’apercevoir les personnages de dos (la rencontre initiale avec Héloïse se réalise de la sorte), ce qui accentue l’effet contemplatif de la caméra, parfois simple spectatrice des tableaux qu’elle compose. De fait, Céline Sciamma hérite une fois de plus de l’influence figurative des peintres du début du XIXème siècle, en particulier les peintres romantiques – dont on peut dire qu’ils étaient aussi poètes d’une certaine manière – et le lien s’établit très vite entre le long-métrage et les peintures de Caspar David Friedrich. S’agissant du célèbre voyageur, ce dernier ne regarde pas une mer de nuages, mais la contemple, comme un poète devant la beauté, comme Marianne devant Héloïse, ou comme Héloïse face à la mer déchaînée. Et, d’ailleurs, la mer est le lieu des poètes, l’environnement qui les transporte et les passionne, celui qui décrit avec fidélité le bouillonnement de l’être et qui se prête le mieux à de multiples métaphores. Il n’est donc pas étonnant que Céline Sciamma retrace cette histoire d’amour courte dans les eaux écumées de la Bretagne : ces dernières peignent les contours de son conte sentimental et l’île le retient prisonnier de ses flots. L’étreinte d’une semaine entre Marianne et Héloïse ne dépasse pas les frontières de cette terre : les tableaux trempés de l’arrivée de Marianne sont en quelques sortes prémonitoires. Tôt ou tard – c’est une aubaine, ou une nécessité scénaristique, que le voyage de Marianne soit prolongé –, l’idylle doit prendre fin.
Histoire des regards :
Portrait de la jeune fille en feu insiste très fortement sur le devoir de regard, à tel point que la plupart des critiques argumentent en ce sens, qualifiant le dernier long-métrage de Céline Sciamma de film sur le regard. Les commentaires les plus avisés remarquent l’intensité dramatique des regards que s’échangent les deux amantes avant et après leur séduction, et l’activité de Marianne, la peinture, est aussi une affaire de regard et d’observation avant la reproduction visuelle. Le travail de Marianne consiste d’abord à regarder le modèle sans qu’elle ne s’en aperçoive : le croisement des regards, non-voulu à l’origine, provoque l’émulsion des sentiments et l’embrasement des passions. Ainsi, Héloïse révèle plus tard à Marianne qu’elle a commencé à la désirer lors de leur échange de regards autour du feu mystique. Le mythe d’Orphée et d’Eurydice, parcourant toute l’œuvre cinématographique, instaure principalement un regard tragique : regarder, c’est voir disparaître ce que l’on aime, presque instantanément alors qu’il est plus généralement admis que le regard installe une apparition. C’est pourquoi le tableau, et plus particulièrement le portrait, sert à éterniser la personne contemplée. Mais l’insistance et le poids du regard se manifestent à d’autres moments du long-métrage, peut-être plus discrets, et moins en lien avec la fable amoureuse. Lors de la séquence d’avortement de Sophie avec la sorcière, Marianne détourne ses yeux de ce tableau qu’elle peint plus tard, or Héloïse la force à regarder la scène. Le regard n’est ici plus source de désir mais une obligation que les personnages ont. Le principe reste le même lors de l’ultime séquence du long-métrage, absolument brillante, qui nous astreint de regarder Héloïse s’émouvoir du troisième mouvement de l’« Été » des Quatre Saisons. Le film ne se conclut qu’à la fin des notes alors que le dernier plan a duré le temps d’une chanson. C’est à la fois puissant et regrettable : l’utilisation vivaldienne fonctionne évidemment mais le choix musical aurait pu se porter sur un autre objet tant les cinéastes du monde entier l’emploient immodérément. Concernant plus directement la mise en scène visuelle, Céline Sciamma ajoute à son film des petites tromperies, des petits jeux que seul le cinéma peut produire et que seul le mouvement d’une caméra peut délivrer. Dès lors, le premier amusement a lieu au début du film, quand Marianne apprend comment est morte la sœur de Héloïse, c’est-à-dire en tombant ou en se jetant d’une falaise ; puis la peintre rencontre Héloïse, dont les pas s’emballent jusqu’à courir vers le flan des côtes bretonnes, et les spectateurs et les spectatrices s’inquiètent brièvement de l’action de la jeune femme qui souhaitait en réalité courir plutôt que mourir. La deuxième duperie se déroule plus tard, après quelques embrassades et caresses, Céline Sciamma filme le doigté d’une aisselle : le gros plan est étrange et perturbant, avant que la cinéaste ne résolve ensuite l’énigme.
Les films traitant de la peinture, ou mettant en scène des peintres, ont pour habitude d’élaborer des champ/contre-champ entre l’artiste et la toile à remplir, en rajoutant parfois un troisième élément, à savoir le modèle. Portrait de la jeune fille en feu ne déroge pas à la règle en proposant quelques séquences du même type. Autrement dit, Marianne regarde deux fois celle dont elle est tombée amoureuse, à travers le tableau et lorsqu’elle épie les détails de son corps et de son visage pour mieux les reproduire. Parfois, la caméra remplace ses yeux gourmands – ceux de Noémie Merlant sont particulièrement grands – à l’instar de la séquence de la première rencontre ou de la dernière séquence à l’opéra. En d’autres termes, Marianne n’a de cesse d’étudier son sujet, en la scrutant d’abord, en l’admirant ensuite. Le dernier plan est, à mon sens, un refus de quitter du regard ce modèle qu’elle a tant aimé, tout comme Orphée n’a pas su tenir son engagement avec Hadès. Sur ce point, quand Héloïse demande à Marianne de se retourner, cette dernière n’hésite pas une seule seconde, ultime preuve de ses sentiments profonds pour la future mariée, avalée par un fondu au noir. Toutefois, à la différence du mythe décrit dans Les Métamorphoses, Marianne et Héloïse ont pour obligation de se quitter : la peintre n’est pas venue chercher son amour dans les enfers, elle l’a juste trouvé, mais ne peut l’extirper de son avenir prochain. La venue de Marianne sur l’île bretonne ne bouscule donc pas le destin de Héloïse. Par deux fois, Marianne semble jeter un sort sur son modèle, même si l’interprétation peut paraître saugrenue. Dans un premier temps, elle aperçoit le tableau du précédent peintre et avec sa bougie, elle commence à le brûler : son geste se dirige vers la poitrine de Héloïse, pourquoi pas son cœur, qu’elle enflamme fièrement. En quelques sortes, Marianne provoque l’histoire amoureuse, en même temps qu’elle détruit le portrait inachevé. Dans un second temps, lors de la cérémonie autour du feu, le regard de Marianne déroute Héloïse, qui ne remarque pas le feu sur le bas de son habit. L’instant magique, presque surnaturel de cette séquence, se voit renforcé par l’utilisation de la musique de Para-One, faite de voix féminines ensorcelantes. Le chœur ligetien en polyrythmie choisit de mélanger mode majeur et mode mineur, si bien que les spectateurs et les spectatrices ne savent situer cette séquence dans sa tonalité. L’installation musicale s’avère très rafraîchissante à ce moment du récit puisque la tension érotique accumulée depuis le début du long-métrage retombe. Le morceau composé est sensoriel, car pour Céline Sciamma, il est difficile de raconter la musique : elle éprend le corps et bouleverse notre équilibre, à l’image d’une Héloïse qui découvre le chant délicieux des instruments.
Marianne & Héloïse :
Le dernier film de Céline Sciamma est un croisement artistique intense, permis par la rencontre de deux femmes qui apprennent à se regarder entièrement. En convoquant la peinture, la littérature et brièvement la musique, la cinéaste adopte l’attitude du poète, et elle multiplie la métaphore visuelle des éléments naturels et complémentaires, principalement le feu et l’eau, le rouge et le vert, Orphée et Eurydice, Marianne et Héloïse. Son orientation esthétique n’est pas neuve, car d’autres réalisateurs et réalisatrices s’y sont déjà essayés (Jane Campion et Tom Hooper pour ne citer qu’eux). Cela n’empêche pas au film de revisiter les tableaux qu’il cite, les mythes qu’il emploie. Ceux-ci ne sont pas faits pour décorer ; ils abreuvent un roman écourté lorsque le monde vient s’y frotter. Portrait de la jeune fille en feu se fait aussi délicat que pudique, et dans la réserve de ses personnages se dessine l’éclosion romantique d’un souvenir.