« Qu'est ce qui fait de toi une exception ? »

De toute évidence, il n'y a rien qui peut différencier le couple de la rue à gauche de celui de la rue à droite, de celui dont les amants sortent à peine de la jeunesse à celui dont les amoureux entrent sous peu dans la vieillesse. Il est bien triste de constater que les couples se ressemblent et que, par le pessimisme de Kubrick, cela prend un terrible sens. Entre les majestueux mouvements à la steadicam et les plans fixes sur des visages muets, le réalisateur narre les deux nuits fantasmagoriques du docteur Bill Harford. Contrairement à ce qui peut être dit sur le dernier film du maître, il ne s'agit pas de représenter la situation conjugale et sa monotonie plaisante entre les personnages joués par Tom Cruise et Nicole Kidman ; le film s'intéresse davantage à l'individualisme au sein du mariage, cachant les secrets égoïstes pour mieux préserver le duo matrimonial. Comme le titre de la critique l'indique, Eyes Wide Shut détruit au bout de la trentième minute la naïveté du docteur à propos de sa femme, lui posant cette fatale question : « qu'est ce qui fait de toi une exception ? », non pas en tant que mari, mais en tant qu'homme alors qu'il regarde, l'esprit médusé, sa femme riant diablement aux éclats de la vérité du désir. Tout perturbé, Bill cherche des réponses à cette effrayante interrogation, longeant les rues de New York et se plongeant dans des orgies religieuses. Plus une catharsis freudienne qu'une catharsis aristotélicienne, la révélation qui lui parvient dépasse largement ses fantasmes personnels mais touche cependant l'érotisme lorsque le mot final du film échappe des lèvres d'Alice Harford.



L'origine du monde :



Visiblement hanté par sa femme, Bill Harford croit lui-aussi qu'il se réalisera en tant qu'homme en assouvissant ses fantasmes. Devant son épouse, il n'admet pas inconsciemment qu'il puisse être attiré par d'autres beautés féminines mais plus il s'éloigne d'Alice, plus cette dernière occupe ses pensées. C'est pourquoi, Bill cherche à tout prix à coucher avec n'importe quelle femme, reniant alors sa condition d'époux ; or toutes ses tentatives se soldent par des échecs, encore une fois, inconscients. Bien évidemment, le fantasme ultime, à savoir l'orgie, demeure la scène centrale de l'oeuvre de Kubrick et pourtant dépourvue de sensualité, au contraire des formes élégantes de Nicole Kidman. Lorsque Alice apparaît subitement dans les songes de son mari, avec une couleur bleutée presque repoussante, elle en devient plus érotique que les femmes que Bill affronte au cours du long-métrage. Alors qu'elles sont toutes éclairées par des lumières rouges suantes de sexualité, le désir ne s'accomplit pas pour ces corps nus. D'autre part, c'est parce qu'elles ne portent aucune identité sur elles que l'appétit du médecin perdu n'est pas récompensé comme si le coït ne pouvait se faire au hasard et qu'un choix inconscient nous guidait vers une proie plutôt qu'une autre. On subit bel et bien cette histoire d'errance aux côtés de Tom Cruise ; mais Kubrick dirige à chaque fois notre regard vers la subtilité du jeu hilare de Nicole Kidman. Celle-ci n'est jamais aussi présente que lorsqu'on ne la voit pas à l'écran : c'est elle qui ouvre ses pénibles nuits et les enterre dans l'oubli. La honte de Bill consiste à croire qu'il peut devenir un homme en embrassant une quelconque et pourtant si belle femme – voire littéralement la mort elle-même. Le propos de Kubrick en devient presque féministe : plongé dans sa perdition, le héros du film se fait à chaque fois sauvé par des femmes. Surtout, Kubrick comprend la bêtise de l'homme qu'il dépeint, lui qui regarde bien trop loin alors que la réponse à ses questions se trouve près de lui, chaque jour. Ainsi, il fait traîner l'homme invisible entre le rêve cauchemardesque et la réalité alléchante. Ornées de guirlandes et de lumières, les rues de New York sont des labyrinthes qui nous attirent dans leur piège. En s'y faufilant, Bill Harford perd alors sa personnalité, confond ce qu'il est et ce qu'il croit être, et se transforme alors en un homme quelconque, celui que sa femme avait décrit. Au lieu d'avoir les yeux grands ouverts, il les a, pour une bonne partie du film, bien fermés. Pour retrouver toute trace de visibilité, il doit détruire ses fantasmes comme Œdipe a crevé ses yeux pour qu'enfin, lui apparaisse la limpidité de son existence. Sans cela, le pauvre Bill aurait encore arpenté ces avenues et boulevards, quitte à sucer le goût de la souffrance.


Pour toute entrée dans un monde imaginaire que l'on croit réel – et qui l'est peut être, c'est l'art du fantastique -, il y a une sortie. Kubrick sait qu'il ne faut pas tout rejeter sur Alice, qui est la première à avouer ses désirs, comme on ne peut pas en vouloir uniquement à Ève. Alice s'avère aussi être l'antithèse de la compagne d'Adam. Incomprise par les hommes qui la désignent à la fois comme simplette ou compliquée, la femme symbolisée par Alice est la femme insoumise et libre. Comme Ève, elle fait goûter l'arbre de la connaissance du bien et du mal à son mari, mais à l'inverse de celle-ci, Alice en ressort victorieuse. Éclairée par du rouge vaginal au début de Eyes Wide Shut, le personnage joué par Nicole Kidman ne quitte plus les couleurs froides et bleues alors que le film s'écoule. C'est uniquement dans les deux dernières scènes que le violet et le rouge reviennent successivement pour conclure cette ode au désir conjugal. Non seulement elle se libère elle-même dans un fou-rire éclatant, mais elle délivre aussi son mari de ses fantasmes qui se développent machinalement. De fait, Kubrick saisit l'impossibilité de deux sexes à se comprendre pour les amener sur un pied d'égalité – d'où le dernier mot prononcé par Alice, le mot de la réconciliation. En revanche, il fait d'Alice une antagoniste au masculin plus subtile, plus fine, et plus intelligente que son bêta de mari : elle sait alors distinguer la réalité de ses rêves, se réveillant apeurée et effrayée d'un fantasme homologue à son époux. Par ailleurs, c'est également elle qui fait avouer la vérité à Bill : en réalité, c'est elle qui lui ôte définitivement le masque. Lui, pleure de honte comme un geste de soumission. Alice est Omega, lettre grecque qui en minuscule a une certaine interprétation sexuée et sexuelle ( ω ). Kubrick intellectualise le personnage dans notre esprit en le rendant physiquement intellectuel, lunettes ovales vieillottes au bout du nez. Pour autant, elle devient l'ultime objet de nos désirs lorsqu'elle est entièrement vêtue. Il reste à deviner des courbes, des formes ; en d'autres termes, Kubrick nous annonce que le fantasme n'est suprême que dans l'imagination et la surprise des choses réelles, et non dans la manifestation physique des choses rêvées. A l'inverse, le réalisateur rend totalement imbécile Bill Harford dans sa quête de la masculinité : le but de sa femme n'était pas de le rendre comme tout homme, elle voulait au contraire le rendre exceptionnel en lui faisant avouer une vérité sincère. Il était n'importe quel mari en déclarant qu'il ne pouvait pas la tromper ; il est l'homme qu'il doit être en retournant auprès d'elle. Finalement, la seule réponse attendue à la question « qu'est ce qui fait de toi une exception ? » fut simplement Alice : elle est l'exception de Bill.



Le bal des hypocrites :



Le rôle prédominant d'Alice et de toutes les femmes dans Eyes Wide Shut n'est qu'une facette – primordiale, je l'entends – du dernier long-métrage de Kubrick. Puisqu'il en existe surement des dizaines et des dizaines d'autres, j'ai préféré axer cette deuxième et dernière partie sur l'hypocrisie dans le film. Pour beaucoup, la clé de voûte de Eyes Wide Shut se situe lors de la scène d'orgie dans le manoir. Voilà ce qu'on en dit généralement : il y a tout d'abord la soudaine critique des sociétés secrètes ou des sectes, avec des rituels orchestrés pour soumettre de nouveaux membres ; et puis il y a aussi cette réflexion sur l'exagération de nos envies orgasmiques. A ce moment de l'odyssée, Bill n'a toujours pas réussi à rassasier son appétit alors il imagine et vit ce lieu de consommation sexuelle sans limite. De nouveau, rien n'opère et Alice le vit comme un cauchemar alors que sa révélation au début du film n'était qu'un simple fantasme, la transposition d'un visage sur un autre pendant l'acte sexuel. Comme dit précédemment, le fantasme se veut subtil, presque timide et secret, et non pas grossier, d'où la différence de vécu entre Bill et Alice. En outre, les choix musicaux furent judicieusement choisis par Kubrick, à commencer par la deuxième valse de Chostakovitch, sublime mélange de malice, de tromperie et de sensualité. Au-delà de ça, de ces deux observations souvent citées par les critiques et les analystes, le film de Kubrick se focalise également sur la société mondaine au cours de cette soirée, et de celle du tout début de Eyes Wide Shut. Derrière les masques et les imitations de l'époque baroque se cachent justement des hommes puissants de leur richesse et de leur culture aristocratique. Se prenant pour les paroliers de Dieu, ils incarnent comme Icare la volonté incessante de l'Humanité à s'affranchir des frontières morales. La morale de Kubrick est quant à elle davantage réaliste, par conséquent on l'accuse de pessimisme. Pourtant, les héros de Kubrick appartiennent directement à ce monde, se situant cependant en bas de cette classe sociale, il en fait des marginaux. Peut être se transpose-t-il en eux, lui qui fait partie des réalisateurs américains les plus illustres de son temps et qui pourtant, n'arrive pas à se satisfaire de la notoriété. Quoi qu'il en soit, sa critique s'adresse bien plus aux grotesques gens des châteaux, des croyants qui ne croient pas, qui ne font que porter des habits cérémonieux et des titres. Si bien que Bill ne se pense qu'en tant que médecin, se réfugiant dans cette identité professionnelle, dans une société où on ne vous demande que ce que vous faîtes comme pour vous placer sur une échelle sociale. Pour s'échapper du rituel amoureux, Bill en invente d'autres et reproduit le même schéma à l'infini, de même que la mise en scène de Kubrick souligne un même rite cinématographique pour chaque scène.


Toutefois, ces multiples jugements de Kubrick au cours du film ne suffisent pas. Il lui manque en effet la seule remarque qui vaille concernant ses acteurs. Il va de soi que la vie des Harford reflète presque volontairement celle du couple Cruise/Kidman ; mais à quoi bon s'attarder dessus lorsque le propos de Kubrick vise directement la célébrité des acteurs et des actrices en général. La métaphore de cette vie sous les projecteurs s'expose également dans la scène pivot du long-métrage, c'est-à-dire l'orgie masquée. Plus qu'un artiste, Kubrick défend des idées d'historien de l'art en accumulant les références au théâtre de l'Antiquité grecque. Icare, Œdipe, Ulysse … des héros qu'il faut bien jouer et camper. Aujourd'hui ils sont écrits pour le cinéma, auparavant pour des représentations théâtrales, or le constat reste le même pour Kubrick. Plusieurs millénaires après, le bal des hypocrites s'est transformé en ballet des acteurs, ce qui suggère le pléonasme. Le mot désignant les fabuleux menteurs vient du grec hypokritês ; ce dernier a deux significations : premièrement le devin, l'interprète des songes, et deuxièmement l'acteur, le comédien. Dans le premier cas, il s'agit tout simplement de la société bourgeoise décrite précédemment mais cela peut également faire allusion au personnage d'Alice qui devine les secrets de Bill et arrache la vérité de sa bouche : on la voit alors couchée auprès de ce masque vénitien, allégorie dramatique de l'acteur. Pour la seconde définition donc, cela désigne tout simplement les acteurs qui portent les déguisements pour mieux s'imprégner de leur rôle. Dans l'Antiquité, il convenait de porter un masque comme pure formalité, on ne montrait jamais son vrai visage, sa réelle individualité. A l'époque romaine en revanche, le masque ne reflétait pas l'éphémère : bien au contraire, on calquait le visage des défunts sur un masque de cire afin qu'ils résonnent dans l'éternité. Mais, pour en revenir à Eyes Wide Shut, les hommes travestis religieusement représentent les romains tandis que Bill Harford, une fois dénudé, désigne la honte de l'acteur. Obligés de se déguiser pour enfin naître aux yeux de tous, les acteurs sont tristement identifiés comme de vulgaires icônes une fois de retour sur le tapis rouge de la popularité. Peut-être n'est-ce qu'une supposition et une réflexion de ma part, mais Kubrick se moque également des regards, et fustige l'expérience de la honte – mon obsession sartrienne. En tant que spectateurs, nous sommes également masqués lorsque nous rigolons ou pleurons sur ceux qui composent un tableau filmique. Malgré tout, cette longue séquence oblige Bill à reconnaître qui il est, tout en refusant d'enlever ses habits devant des esprits pervers. Car la seule raison qui le pousserait à le faire serait de faire l'amour. En proposant cela, Alice redécouvre à nu son mari, qui lui-même se juge distinctement. Ainsi Bill redore sa réelle et plurielle identité.



ω



Eyes Wide Shut est loin d'être le film posthume décrit par de nombreux journalistes, un des moins aimés de la filmographie de Kubrick – ça demeure un compliment. Comme à son habitude, le cinéaste imbibe son film d'idées immenses si bien qu'il apparaît toujours difficile d'émettre des commentaires complets à l'égard de ses productions artistiques. Il en aurait été tout autant si le réalisateur avait achevé d'autres projets toujours aussi ambitieux et originaux mais hélas, tout le monde connaît la triste fin. Pour autant, la dégustation d'un plat comme celui-ci ne perd jamais son authenticité. Incroyable cette stupéfaction à chaque visionnage d'un nouveau film de ce géant, que l'on suit dans l'ordre ou le désordre. En ce qui concerne plus particulièrement ce film, Kubrick dévoile son visage féminin, abordant un film viril avec féminité et féminisme. Un régal pour nos papilles félines, cinéphiles !

Nonore
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le 1 sept. 2016

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