(SPOILER)
Il y a peu, j'écrivais qu'à l'exception du Joueur, Dostoïevski était globalement inadaptable au cinéma ou à la télé, de par la densité et la complexité de ses thèmes et propos. Eh bien, peut-être était-ce là un jugement quelque peu hâtif de ma part, car il y a quelque chose d'éminemment "raskolnikovien" en Rose Marks, personnage titulaire de cette mini-série adaptée d'un roman de Margaret Atwood ! Attention, je n'accuse ni Madame Atwood (que je n'ai jamais lue) ni les scénaristes de plagiat, je dis juste que j'y ai trouvé une certaine similarité avec Le Double et Crime et Châtiment, qui me fait dire que si cette équipe canadienne souhaitait s'attaquer aux classiques de ce bon vieux Fyodor Mikhaïlovitch, je ne pousserai pas de bonds de cabri comme cela aurait pu être le cas auparavant.
Rose Marks ne manie certes pas la hache, préférant laisser son "acolyte" James McDermott s'en charger… ou pas ? Telle est l'une des grandes forces de cette mini-série : titiller la curiosité du spectateur, le maintenir constamment en alerte sans avoir recours à des procédés grossiers… puis s'esquiver avec élégance au moment d'apporter des réponses. Ceci dit, pour être tout à fait exact, cette élégance formelle, Captive (titre original: Alias Grace, plus ambigu et qui ne prend tout son sens qu'avec le dernier épisode, à moins d'être plus perspicace que moi) ne s’en départit jamais du début jusqu’à la fin.
Que ce soit lors des séances entre le docteur Jordan et Grace ou lors des flashbacks de cette dernière, la caméra est très statique et la photographie tellement somptueuse qu'on a souvent l'impression non d'être devant un tableau, mais devant un daguerréotype rénové et coloré avec minutie. Il en résulte une certaine lenteur qui ne plaira pas à tout le monde, mais pour ma part je me suis régalé, même si par moment j'aurais aimé un peu plus d'audace, notamment durant les scènes de prison. La cruauté de l'univers carcéral féminin de l'époque aurait peut-être mérité un peu plus d'attention ; il y a notamment une scène entre Grace et une servante noire dans le dernier épisode qui m'a fait dire qu'il y avait de quoi explorer encore plus profondément le thème de la condition féminine à travers davantage d'interactions entre Grace et ses codétenues – pour les femmes de basse extraction, et notamment les immigrées et les personnes de couleur, la différence entre prison et "monde libre" est ténue. Il est d'ailleurs intéressant de noter que la très courageuse Grace ne semble vraiment souffrir de son sort que lorsqu'elle est isolée, physiquement attachée ou agressée par le personnel masculin…
La photographie et la mise en scène sont donc proches de la perfection, mais il n'y a pas de "proches" qui tienne lorsqu'il s'agit de parler du principal atout de cette mini-série, à savoir son casting, et surtout Sarah Gadon, "alias" Grace Marks. Je n'avais vu cette jeune actrice canadienne que dans deux ou trois rôles auparavant, trop secondaires pour vraiment pouvoir me faire une opinion de son talent. C'est bien simple, elle m'a complètement renversé. La dernière fois qu'une actrice inconnue ou quasi-inconnue m'avait à ce point impressionné, c’était Sylvia Hoeks dans Blade Runner 2049 – mais pour le coup il s'agissait encore d'un rôle secondaire ! Ici, Sarah Gadon porte plus de cinq heures de programme sur ses épaules, ni plus ni moins. Si Grace n'avait pas été si attachante et inquiétante, simple et complexe, naïve et ambigue tout à la fois, Captive se serait effondré comme un château de cartes, mais Sarah Gadon joue chacun de ces aspects de son personnage à la perfection. Toute la mini-série est basée sur la question de la schizophrénie de Grace Marks, et la jeune actrice réussit le tour de force de nous faire croire qu'elle pourrait l’être et ne pas l'être : une potentielle quadruple voir quintuple performance, si on accepte de croire en la possession du personnage évoquée dans le dernier épisode (ce n'est pas mon cas, mais je tire encore davantage mon chapeau aux scénaristes et à Sarah Gadon pour parvenir à semer le doute !).
Que l'on baisse sa garde ou non, il y a un mystère derrière sa beauté qui transcende le script, la photographie, tout le reste, et reste avec vous plusieurs jours durant. Sarah, sache que tu (je te tutoie, nous avons peu ou prou le même âge) es désormais sur mon radar des actrices à suivre.
Le reste du casting est impeccable, même si notre jolie rouquine ne laisse guère que des miettes. Rebecca Lidiard est celle qui s'en sort à mon sens le mieux dans le rôle pétillant de vie et d'intelligence de Mary Whitney, meilleure amie de Grace, sans doutes parce que le script le lui permet, son caractère extraverti jurant avec la timidité de la jeune Irlandaise. C'est pourquoi je ne peux pas être trop sévère avec Edward Hollcroft lorsque j'écris que son personnage, le docteur américain Simon Jordan, m'a parfois un peu laissé sur ma faim. On comprend très vite son attirance pour Grace et on la ressent, mais sa frustration sexuelle aurait pu être traitée avec plus de subtilité et de délicatesse qu'en la bâclant en une scène particulièrement désagréable entre lui et sa logeuse – si désagréable en fait que lorsque les dix dernières minutes de la série révèlent le sort peu enviable du longtemps plutôt sympathique docteur, je n'avais plus beaucoup de pitié en réserve pour lui ! Un peu plus de doigté de la part des scénaristes aurait facilement changé tout cela.
De façon générale les personnages féminins s'en sortent mieux que leurs pendants masculins : je me méfie un peu du personnage de Jamie Walsh, se décidant à demander Grace en mariage après que son témoignage l'ait envoyée pendant 30 ans derrière les verrous! Je veux bien le croire lorsqu'il se dit avoir été manipulé par son avocat, mais cela méritait également un peu plus de détails… James McDermott aussi aurait pu plus intéressant, car sa relation avec Grace et avec ses employeurs n'est pour le coup pas sans rappeler celle du palefrenier et de la servante dans Le Journal d'une Femme de Chambre d'Octave Mirbeau! Cette fois cependant j'ai un peu de mal avec l'élocution rapide et les grands yeux fixes de son interprète Kerr Logan, c'était d'ailleurs déjà le cas dans Game of Thrones, mais c'est peut-être seulement moi… Anna Paquin est excellente en revanche, à la fois tête à claques et attachante, guère moins sympathique que Grace et Mary au final, car tout autant victime de cette société misogyne et hypocrite.
Ouh là, je me rends compte en me relisant que j'ai pas mal pinaillé sur des détails, mais c'est ce dont il s'agit: rien que des détails. Car ne nous y trompons pas, Captive, alias Alias Grace (schizophrénie, encore) est un polar intelligent et élégant, porté par une actrice principale formidable, un des meilleurs programmes télévisuels que j'ai vus ces dernières années, que je recommande à tous les appréciateurs de films victoriens et de thriller psychologiques ainsi que comme on l'a vu, aux lecteurs de Dostoïevski et Mirbeau. Oh, et aux fans d'histoire aussi, car j'ignorais tout de William Lyon McKenzie et de son combat pour l'indépendance du Canada. Que demande le peuple ?