- Dites donc Jean-Louis, j'ai lu votre pitch, là, c'est quand même très très mystérieux, cette histoire. Quand vous m'avez dit "vous inquiétez pas, vous verrez, c'est comme chez Marvel", j'imaginais plus de collants en lycra et moins de mots scientifiques à plus de trois syllabes. Rien que dans le script du premier épisode, comme je m'ennuyais, j'ai voulu compter les mystères. Eh ben j'ai pas pu, j'avais pas assez de doigts, y compris en me déchaussant. J'en déduis que ça fait beaucoup. Et j'ai rien contre les mystères, hein, attention, me faites pas dire ce que je n'ai pas dit, je ne suis pas mystérophobe ni rien, j'ai moi-même un très bon ami mystérieux, mais bon, oh, déjà que vous m'avez collé une bonne femme dans l'espace, là, il va falloir y aller mollo sur la suspension d'incrédulité, mon p'tit bonhomme, si vous voulez percer dans le milieu. Je veux bien faire un effort parce que c'est de la science fiction et que dans la science-fiction il y a plein de machins qu'on ne voit pas dans la réalité comme les elfes et les nains, mais m'en demandez pas trop non plus. Alors vous êtes gentil, vous m'enlevez un peu de mystère, je veux pouvoir les compter sur les doigts du pouce sinon je coupe les vannes. De quoi ? "Le mystère, c'est le principe de la série" ? Je vous arrête tout de suite, le principe de la série, c'est l'argent, comme pour toutes les autres. Du coup, votre mystère, ça dégage, et fissa. Vous pouvez garder la femme dans l'espace, par contre. ça fera plaisir aux réseaux sociaux.
Et c'est comme ça que dans l'incompréhension générale, Constellation livre les trois quarts de ses secrets dès les premières minutes de son épisode 1, pour ne laisser dans les coulisses que le plus grand de ses points d'interrogation : ce parti-pris déconcertant (car contre-productif) tient-il d'un choix d'auteur, d'un excès de confiance ou, au contraire, d'un manque d'assurance, d'une volonté scénaristique de ne pas se reposer sur une thématique déjà abondamment traitée (comme l'auront relevé nombre de spectateurs, étrangement moins critiques quand on leur sert sans fin les mêmes histoires de zombies, de super-héros, de gangsters, de romantasy ou de dystopies adulescentes) ; ou s'agit-il d'une contrainte imposée par ceux qui tiennent les cordons de la Bourse, pour qui un spectateur perplexe est un potentiel "temps de cerveau humain disponible" pour la concurrence, et donc une perte sèche ?
Quelle qu'en soit la raison, on n'avait pas vu pareil sabordage depuis la version cinéma de Dark City, seul et unique film de l'histoire (à ma connaissance) qu'il a fallu auto-spoiler dès son plan d'ouverture à la demande des producteurs - et c'est dommage qu'on n'ait pas eu les mêmes exigences avec Lynch ou Tarkovski parce qu'on aurait bien rigolé.
Mais pourquoi regarder Constellation, alors, si on pressent d'emblée le fond de son énigme, et si les évènements ne font que confirmer nos hypothèses ?
Pour son ambiance, d'abord : étrange, feutrée, glaciale. Dérangeante juste ce qu'il faut, comme une fêlure dans la réalité. A savourer dans l'obscurité, en silence et même, si possible, en solitaire, les gosses chez la grand-mère, le téléphone coupé, loin des scritch-scratch des chips et des werthers originals, comme dans un caisson de privation sensorielle ou une station spatiale, c'est de circonstance. Il n'y a qu'au prix de ces concessions que la série révèlera son vrai potentiel, baignée qu'elle est d'un bout à l'autre par cette inquiétante étrangeté propre au fantastique noble, plus proche de l'histoire de fantômes que de petits hommes verts, pour venir craqueler jusqu'au vernis trompeur de la routine. Peu de séries auront en effet si bien su mettre en exergue la fragile relativité de ce que nous tenons pour sûr et permanent. En résulte une tension constante, ténue, qu'aucun sourire ni aucune étreinte ne sait pleinement dissiper. De la bande sonore aux images, tout y est parfaitement accordé, la neige, les voix, les travelings, les intérieurs quasi-liminaux de maison témoin Ikéa, tout est lisse, sans aspérité, jusqu'aux éclairages, seulement quelque chose cloche, toujours, qui revient nous hanter avec les personnages. Dans le genre, on aura du mal à trouver plus poisseux, plus hypnotique, plus hypnotique (mentionnons tout de même l'exceptionnel the Devil's Hour, avec Peter Capaldi, dont on ne pensait pas pouvoir rééprouver le malaise de si tôt, même si de façon plus discrète et plus conventionnelle). Alors on fait durer, un épisode après l'autre. Binge watcher serait un crime contre le bon goût (mais ce n'est pas nouveau).
Pour sa construction sophistiquée faite de flashbacks, de visions, d'intuitions, de chevauchements, sans jamais perdre le spectateur dans cette toile narrative complexe, mais toujours limpide, pour peu qu'on ne joue pas à Candy Crush en parallèle. Malgré ce recours à une architecture narrative éparpillée, tout est à sa place, mécanique, cohérent, mathématique. Presque trop sage, en fait, trop simple, trop accessible, au regard de la folie que l'ensemble s'efforce d'entretenir.
Pour son casting de personnages, et d'acteurs au-delà, sur lesquels l'écriture à l'intelligence de se focaliser, dans l'optique (fantastique, toujours) de confronter des individus ordinaires aux affres de l'extraordinaire, et d'observer leurs réactions comme des grenouilles dans un bocal - voire s'y projeter subconsciemment, pour goûter soi-même par procuration aux délices (paradoxaux) de l'angoisse existentielle. Dès lors que l'intrigue est éventée en amont (le pitch étant peu ou prou celui de Cloverfield Paradox, l'horreur de série B en moins), il fallait ce glissement pour donner sens à la démarche - et par là même : à la série, et peindre l'éclatement d'une bulle familiale idéalisée sous les coups de boutoir du paranormal, lequel n'est finalement que révélateur de failles préexistant à son irruption : mensonges et faux semblants, non dits, fuite en avant, tout le package humain mis à plat par des forces qui nous dépassent, comme une thérapie de couple par l'inexplicable, avec tout ce que ça implique de cris, de larmes, de sacrifices et de remises en cause.
Pour son rythme parfait, enfin, qui sait prendre son temps sans être ennuyeux, jamais : ses pauses substantielles, ses hésitations fragiles, ses respirations, parce que c'est là que se construit le sens et que s'épanouit l'humanité, à mille parsecs de ces productions stroboscopiques conçues comme des montagnes russes qu'on regarde comme on va à Disneyland, et qui ne laissent de place à rien de signifiant : le divertissement, le fun, et point barre. Quelqu'un veut un Coca ?
Et puis ces génériques, bon sang, ces génériques. Ils vous collent au vague à l'âme. Je les entends encore.
Alors oui, tout n'est pas rose au pays du bleu-nuit à contrejour, la série n'est pas sans défauts non plus.
On regrettera en premier lieu sa volonté scolaire de tout légitimer, tout expliquer dans le détail, méthodiquement, sans qu'on l'attende forcément d'elle ni que cela s'impose toujours, au point d'encombrer inutilement sa deuxième moitié et ralentir d'autant la progression de son récit. Plutôt que d'avancer, on revient en arrière, on revisionne sous un angle différent, et si le procédé ne manque pas d'intérêt en soi, il induit une frustration qui dessert l'intrigue : ce qui est fait est fait, on préfèrerait voir les protagonistes aller de l'avant pour savoir où leurs pas les mènent. De sorte qu'après un décollage irréprochable et une belle trajectoire en orbite haute, l’atterrissage de l’œuvre se montre plus laborieux, même si la conclusion humaine justifie le voyage.
On soupirera également avec lassitude en déplorant certains clichés dans l'ère du temps, les personnages masculins étant tous toxiques chacun à leur manière et dans leurs proportions, là où les personnages féminins, méritants par défaut, peinent à s'extirper du carcan social dans lequel ceux-ci les ont enfermées. Cependant cela reste suffisamment léger pour ne pas parasiter le propos ni sonner comme une leçon de morale, d'autant qu'en dépit de ce postulat manichéen, les personnages sont loin de l'être, eux, ouf. Nul n'est parfait ici, pas plus les amants directifs que les mères exemplaires, chacun a ses casseroles, chacun a ses moments de grâce, chacun a ses heures de détestation.
On ne sera enfin que moyennement emballés par un cliffhanger efficace, certes, mais dont on se demandera légitimement vers quoi il souhaite s'acheminer, certains éléments restés en suspens semblant au-delà de toute potentielle explication crédible. Mais qui sait ?
Il n'en demeure pas moins que l'odyssée familiale tumultueuse de Noomi Rapace trouve sa conclusion (ou disons, une conclusion, en attendant la suite), superbe dans sa justesse comme dans son apaisement. Jusqu'à terme, la glace est de la partie, celle du froid comme celle du miroir, et celle encore qui vous enserre le cœur quand vous n'avez plus l'impression de vous appartenir, que ce monde n'est plus tout à fait le vôtre, que ceux que vous aimez ont changé avec l'âge.
Mais ce final subtil rappelle que si la glace gèle, au-delà, son feu brûle aussi.