...Or how Lucy stopped worrying and learned to love the freaks
Fallout part des conditions de vie basiques. Il y est question de se nourrir, de se soigner et de s'armer pour survivre (nombreux plans sur la nourriture, quête d'un filtre à eau dans le jeu video) - que ce soit dans la "Nouvelle Atlantis", la république souterraine des savants (utopie de Francis Bacon, reconnu comme l'un des fondateurs de l'occident moderne...reprise par l'idéologue du self made man US, Ayn Rand, soit dit en passant) et sa nourriture industrielle, ou dans la communauté matriarcale de cultivateurs "organiques".
Fallout parle d'appropriation des ressources. La quête du père converge avec la récupération d'une énergie "illimitée" accaparée par un trust. Un projet technopolitique de monopole de la planète par une poignée de pseudo-savants fous, continue à modeler le monde des générations après sa mise en branle ; longtemps après qu'il a été oublié.
Tous les scénarios de Jonathan Nolan, pour son frère ou dans ses séries, gravitent autour de complots à mi-chemin de la réalité et de la science-fiction.
Person of interest spéculait sur l'utilisation des moyens de surveillance actuels par l'intelligence artificielle, précédant de deux années les "révélations" de Snowden ; Westworld prolongeait la réflexion sur la vie artificielle avec ce bon vieux "soulèvement des machines".
Mais Nolan jr a été forcé de prendre en compte le succès politique du conspirationnisme délirant de ces dernières années (même si Person prenait acte du "changement de paradigme" technologique introduit dans l'espionnage à la faveur du 9/11, elle ne s'intéressant au terrorisme que via les agissements de la CIA, sans se focaliser sur le 9/11). L'adaptation du jeu video rétro-futuriste Fallout lui permet de s'autoparodier, et de proposer dans une réalité alternative, un complot aussi plausible que l'utilisation du covid pour éliminer la majorité de l'humanité - un cartel d'ultra-riches façonnant non une épidémie qui laisserait la Terre à une poignée de survivants privilégiés, mais qui aurait d'ores et déjà, dans les années 50, accompli une stratégie génocidaire par le moyen de l'arme thermonucléaire.
Hiroshimou mon Amas
La série reprend l'hypothèse et le ton de Dr Folamour, systématisant le décalage entre des circonstances apocalyptiques et les guillerets standards des crooners anté-rock. Ce placage d'une musique "lumineuse" sur des scènes "sombres", était la "signature" de Kubrick, que ce soit Singing in the rain fredonné par Alex lors d'un viol, le jazz des big bands des années 20 superposé sur le final glaçant de Shining, la pop entraînante - et le "Mickey Anthem" - sur la guerre du Vietnam...
Cette superposition entre le léger et le grave, la beauté et la laideur, provoque des sentiments ambigus chez le spectateur, rend ses certitudes morales inconfortables, décale son point de vue tout en questionnant le rôle même de l'art comme esthétisation de la violence... De Shakespeare aux divertissements de masse : la culture hédoniste qui se donne en représentation pour elle-même, masque les arcanes de la violence politique et sociale qui sous-tend la société de consommation.
Kubrick ne visait pas systématiquement à mettre à jour des stratégies de manipulation de l'opinion : il désignait la folie de l'humanité, et de sa culture.
D'où l'ironie désespérée, poussée à un point d'absurdité nonsensique, du monde post-génocidaire de Fallout.
Enjoy Nuke
Logiquement, le jeu reprenait les "tropes" de la sf américaine des années 50, hantée par la menace de la bombe atomique - cause de fin du monde et d'insectes géants (ce n'est qu'au début des sixties que les Marvel comics renverseront la tendance en faisant des radiations la source de mutations "mélioratives" sur des cobayes humains circonstanciels - dans l'esprit optimiste du "jardinage atomique", plus que de l'exposition des populations et des soldats cobayes aux tests d'explosion en plein air).
On retrouve ici l'imagerie nanardesque du cerveau parlant dans un bocal (qui rappelle fort le professeur de Captain Future), au milieu de l'iconographie pop de la société de consommation dans son "âge d'or" - détournée en "nuke cola" et compagnie. La mascotte de l'abri 33 rappelle le "Lard Lad" des succursales de donuts des Simpsons (la série satirique dont le personnage principal incompétent travaille à la sécurité d'une centrale nucléaire) - mais je n'ai pas retrouvé à quelle icône ce "Lad" se référait précisément.
ATOMS FOR PEACE
L'apocalypse nucléaire donnant naissance au monde alternatif de Fallout, se produit donc au bon vieux temps d'Ike Eisenhower, capo de l'empire USA parvenu à maturité. Wikipedia se souvient qu'aux premiers mois de son double mandat, le 8 décembre 1953, il tint devant l'ONU un discours d' "emotional management" , dans le cadre de la politique de l' "Operation Candor" (non, pas le film de Jackie Chan des années 80, ni la campagne d'assassinats des opposants politiques d'Amérique latine dans les années 70). Conformément à cette stratégie de propagande pro-atome (brrr, l'atome), il fallait mettre en scène la transparence du nucléaire sous sa forme civile, et rassurer sur les bienfaits de la fission atomique (tout en instituant les pratiques folkloriques illustrant Atomic Café - "duck and cover" & compagnie). Le titre public de cette "stratégie de communication" était Atoms for Peace , l'énergie abondante source de bonheur nous inondant de sa prodigalité productiviste.
En même temps, selon wikiki, le stock d'armes nucléaires US passa sous Ike de 1005 à 20 000 pièces. Ce qui incita logiquement pépé Ike en 1961, dans son discours d'adieu à la politique, à mettre en garde contre la menace du "complexe militaro-industriel".
We like Ike !
LES GUERRIERS DU BRONX DE L'AN 3000
ou
La bonne, le colt et une cloche
Le pistolero zombie crée une connection émotionnelle et narrative entre les deux époques, le passé des fifties où il découvre qu'il participe à un complot, et le futur des 2200s où il rumine ses vieilles rancoeurs.
Il nous guide, ainsi que la femme des cavernes du futur antérieur, par le bout du doigt dans ce tour du monde bigarré où, contre toute attente, l'humanité a survécu.
Fallout couvre un vaste spectre émotionnel, comme Bollywood ou Shakespeare, mariant le grotesque et le grandiloquent - voir la réunion familiale finale. L'un de ses modèles, A boy and his dog (adapté d'Harlan Ellison), adoptait déjà ce ton d'ironie désespérée, qui transposait dans un sombre avenir l'esprit des desperados cyniques du western italien (tel Le bon la brute et le truand, ouvertement cité dans une scène où notre chasseur de prime zombie se met à table).
Et puis, Fallout ne fait-il pas des clins d'oeil au cinéma italien en bout de course déclinant en de chatoyants excès gore dans le Bronx déchéant maintes variations sur le décliniste Mad Max ?
Ou quelque chose comme ça.
Kill or be killed - Nuke and be nuked
Ceux qui tireront les premiers ne seront pas les derniers, messieurs les Anglais
"Kiss me, honey!" - amiral Nelson
Le cowboy blanc incarne l'image que les USiens de droite se font d'eux-mêmes - obsolète, mensongère, inappropriée. Il est le visage chéri, le "front" des "entrepreneurs pionniers" comme des esclavagistes réactionnaires ; la continuité entre l'appropriation primitive génocidaire des terres, et l'industrie de l'armement impérialiste.... Et le fantasme post-apocalyptique des survivalistes.
Fallout joue avec les clichés, renversant les rôles entre la femme potiche et l'homme dominateur et violent - transformant la bonne mère protectrice en tigresse sacrifiant l'humanité à sa famille. A situation désespérée, solution délirante - insane measures for desperate times.
Fallout manipule et déjoue les attentes du spectateur, de manière ludique et ironique : le vieux blanc aux propos insensibles et au ton comminatoire qui dirige un centre d'expérimentation médicale... La secte morbide... Les mutants....Le bon père...Les vilains envahisseurs basanés (clin d'oeil à Phoolan Devi? Voilà le "fan service" que j'aime!)...
We'll meet again... on planet Arous
Comme l'avait prophétisé dans ses écrits apocryphes Carolus Magicbus (Charles Magne pour les froggies - Karl Marx pour les krauts) : " Vous pouvez faire la grimace devant le capitalisme d'Etat léniniste, le capital se concentrera inexorablement aux dépens de l'intérêt collectif! "
Toutes les sectes sont complotistes et complotent. D'où leur possible aboutissement suicidaire : la secte seule a la réponse au véritable problème du monde, et cette solution se trouve parfois dans "l'autre" monde. Le trust pro-apocalyptique de Fallout a imposé le suicide à la totalité de l'humanité, pour maintenir ses membres dans l'état de congélation dont ils seront tirés une fois faite place nette sur la planète.
Les patchworks bigarrés de leurs bagages culturels hétéroclites composent les doctrines chamarrées des chefs de sectes. Et notre culture globale crée un continuum de plus en plus confus entre la religion, le fantastique, la science-fiction, la pseudo-science ; un arc-en-ciel de croyances irrigant aussi bien la bande dessinée (Thorgal et les Ancient Aliens) que les communautés sectaires (Rael et ses anges extra-terrestres eugénistes...).
Fallout brode sa propre fiction complotiste sur la base réelle des trusts financiaro-industriels, en imaginant qu'ils ont provoqué l'apocalypse nucléaire...qu'on a réussi à éviter jusque maintenant. En situant la catastrophe dans le passé, Fallout se présente ouvertement comme une dystopie, non comme la description "réaliste-fantastique" de la réalité factuelle, décourageant ainsi sa récupération par les complotistes. Mais cette fiction permet d'envisager un scénario - comme dans Person of interest (et l'on sait comment la réalité a évolué), comme les expériences de pensée des think tanks militaires ou les hypothèses des prospectivistes de la CIA.
Les richissimes patrons stars de la "tech" caressent ouvertement des rêves de transhumanisme et de vie extra-terrestre (comme Rael), tout en se construisant des refuges sur des îles privées. Iles, refuges souterrains, Mandarom...
Peut-on encore faire la part du délire conpirationniste, et des scénarii délirants réellement envisagés par ces gourous mégalomanes, les Musk et les Bezos possédés par l'imaginaire technologiste puéril, belliciste et impérialiste de la conquête spatiale et du nucléaire de l'après-guerre - précisément raillé par Fallout ? Et la crainte paranoiaque d'une politique dépopulationniste globale, ne traduit-elle pas sous une forme à peine fantasmatique l'idéologie économique malthusienne de la "survie du meilleur" d'ores et déjà adoptée par les instances décisionnaires - banque mondiale, FMI, ces organes de la finance plus ou moins occulte ? Et la fuite d'un virus hors d'un laboratoire chinois est-elle plus invraisemblable ou choquante que les infanticides féminins de masse en Asie? Qu'est-ce qui est le plus fou, le fantasme ou la réalité ?
Le complotisme est une angoisse qui cherche sa cause, dans une construction théorique à la fois ludique, effrayante, et rassurante car close - une explication ultime, telle une idéologie ou une religion. Pour distinguer la mystification imaginaire des mensonges réels, et des bases concrètes qui lui donnent son poids, il ne suffit pas de se moquer des complotistes : non seulement le dédain se fonde souvent sur des convictions et des croyances plus arbitraires que les leurs, mais les meneurs de jeu qui font l'objet de leur méfiance adhèrent eux-mêmes à des idéologies irrationnelles, qu'ils mettent réellement en oeuvre.
Comme dans les guerres de religions, l'autre est au service de Satan, puisqu'il essaie de nous éradiquer... Et celui qui promet la paix apporte la mort.
Pas d'bol.
(qui a dit peau d'balle?)