Décembre 2024. L’année se termine et je ne peux désormais plus l’ignorer : Histoires crépues est la petite chaîne d’Histoire qui monte.
Au-delà du fait que l’algorithme YouTube me propose de plus en plus ses contenus – et au-delà même du fait que son nombre d’abonnés dépasse désormais ce seuil symbolique des 100 000 – il y a surtout ce signe qui ne trompe pas : depuis peu de temps, celui qui est le visage et l’auteur de cette chaîne – Seumboy – commence à se faire voir loin de ses bases. C’était le Mouv’ il y a un mois et Radio Nova il y a quinze jours. De quoi m’inciter à y jeter un coup d’œil.
Initialement, je ne projetais pas d’en pondre une critique. Je comptais simplement partir à la rencontre de cette chaîne, juste histoire de voir si elle pouvait rentrer dans la liste de ces contenus que je m’écoute parfois en travaillant. Pour me faire rapidement une idée, j’ai fait le choix de lancer en premier une vidéo qui aspirait à parler frontalement d’Histoire ; mon domaine d’expertise. Son nom : une histoire de racisme (partie 1). Combien de temps ai-je tenu avant d’arrêter la vidéo ? Une minute. Littéralement.
Oui, désolé, mais comme toute personne exerçant une profession nécessitant un minimum de compétence et de connaissance, j’ai un certain seuil de tolérance à l’égard des imprécisions voire des erreurs grossières qui peuvent être produites par des programmes de vulgarisation. Et là, vraiment, au bout d’une minute, Histoires crépues avaient déjà thermonucléarisé ce seuil. Et je précise : à plusieurs reprises. (Oui, c’est possible. On y reviendra.)
Alors rassurez-vous, je ne me suis pas arrêté à cette seule minute pour vous parler de cette chaîne. J’ai fait l’effort de regarder toute la vidéo. Et, sans surprise, ce que m’avaient appris les soixante premières secondes s’est ensuite confirmé tout le long des vingt deux minutes restantes.
Personnellement je considère vraiment inutile de m’en imposer davantage. Cette seule vidéo suffit à arrêter mon opinion sur le sujet tant on a affaire ici à un cas d’école. Vraiment, je ne vois pas comment cette chaîne pourrait produire une seule analyse intéressante ou pertinente (sauf par accident) tant cette seule histoire du racisme est ce qu’on a coutume d’appeler sur la toile une disaster class. Alors peut-être suis-je un brin expéditif, j’en conviens, mais je vais vous expliquer ce qui m’a vraiment posé souci dans ce seul épisode afin que vous puissiez comprendre les raisons de ma sincère exaspération. Épluchons donc ces vingt trois minutes d’histoire du racisme, à commencer par la toute première. Cette fameuse minute de l'enfer.
Trois phrases. Il n’aura fallu à Seumboy que trois phrases pour que, déjà, il me fasse saigner du nez.
Ces trois premières phrases, les voici :
1. « Aujourd’hui, je vais vous raconter l’histoire du racisme – parce que oui – le racisme a une histoire. » (Jusqu’ici tout va bien.) 2. « Ce n’est pas un sentiment universel qui a toujours existé dans toutes les sociétés humaines. » (Étrange énonciation de présupposé, mais pourquoi pas.) 3. « Non, le racisme c’est un système de domination particulier qui est né au XVIIe siècle pour permettre les conquêtes coloniales européennes. » (Et voilà. C’est ici que, dans ma tête, un immense buzzer d’erreur a raisonné).
Voilà donc ce qui ouvre cette histoire du racisme. C’est donc l’affirmation suivante : le racisme est un système de domination particulier qui est né au XVIIe siècle pour permettre les conquêtes coloniales européennes. Moi, quand j’entends une chose pareille, je m’attarde sur chaque terme et je les questionne au regard des quelques connaissances factuelles que j’ai sur le sujet.
« Né au XVIIe siècle pour justifier les conquêtes coloniales européennes », nous dit Seumboy… Ah bon ? Pourtant j’ai le souvenir que, dès les lendemains de la découverte de l’Amérique par les Espagnols, on débat déjà au sein de l’Église catholique du fait de savoir si les Amérindiens sont bien des hommes comme les autres, s’ils ont une âme et si, par conséquent on peut les réduire en esclavage. Or Wikipedia nous dit bien du racisme qu’il est « une idéologie qui, partant du postulat de l’existence de races au sein de l’espèce humaine, considère que certaines catégories de personnes sont intrinsèquement supérieures à d’autres. » De quoi considérer sans trop d’hésitation – du moins me semble-t-il – qu’on dispose bien là d’un postulat pleinement raciste. Et comme ce débat trouvera son point d’orgue avec la fameuse Controverse de Valladolid de 1550, je pense qu’on peut donc considérer que, dès la première moitié du XVIe siècle eu Europe, il existe déjà du racisme.
Alors certains me rétorqueront-ils peut-être que je chipote d’un siècle… Oui enfin sauf que, des systèmes qui postulent d’une supériorité intrinsèque de certaines catégories de personnes sur d’autres, on en connaît aussi qui remontent à bien plus tôt et puis qui nous viennent aussi d’autres parties du globe.
Il y a de cela deux millénaires et demi, Platon, dans sa République, postulait déjà l’idée qu’il fallait faire croire aux Athéniens qu’à la naissance, tous n’étaient pas mêlés avec les mêmes métaux par les dieux et qu’il fallait répartir les rôles et les fonctions au sein de la cité en fonction de la préciosité du métal de chacun. Dans ce cas précis, ne peut-on pas déjà parler de racisme ? D’ailleurs, quand je me réfère au nom par lequel l’histoire a décidé de retenir cette pensée platonicienne, je constate qu’on l’a désigné comme « mythe des races métalliques ». Oui, vous avez bien lu : des « races ».
Réduire d’ailleurs le champ du racisme à la seule Europe est discutable au regard des cas connus à l’extérieur du vieux continent. Par exemple, moi, sans être expert de la question, je pourrais vous citer le cas des Siddis qui, en Inde, ont été systématiquement catégorisés dans les castes les plus basses en raison de la couleur foncée de leur peau, ou bien encore celui des Peuls qui, en Afrique, ont connu tout au long de leur histoire des persécutions de la part des autres peuples africains parce qu’ils étaient peuls. Deux cas qui, d'ailleurs, a ce dont je me souviens, semblent antérieurs à cette fameuse date fatidique du XVIIe siècle, ce qui m'amène donc déjà à fortement questionner la recevabilité de cette affirmation produite d'emblée par cette vidéo d'Histoires crépues.
Et je rappelle qu'on n'est là qu'à la troisième phrase de la vidéo hein ! Seules 19 petites secondes se sont écoulées depuis le début, pas plus ! Parce que oui, il reste encore 41 secondes pour clore cette fameuse première minute qui m'a tant fait saigner du nez. Et autant vous le dire tout de suite : j'ai été gâté.
« Alors pourquoi on pense que le racisme existe depuis la nuit des temps ? C’est parce qu’on confond trop souvent racisme et xénophobie, alors que ce sont des choses légèrement différentes, mais pour le comprendre je dois vous expliquer l’histoire du racisme. »
Cette phrase, c'est la quatrième de la vidéo. Et autant vous dire qu'elle a fonctionné chez moi comme un warning alert. Ce genre de phrase « attention à ne pas confondre le racisme avec... » ça me rappelle immédiatement les tours de passe-passe rhétoriques issus du courant décolonial ; lesquels conduisent souvent – pour ne pas dire quasi-systématiquement – à des falsifications historiques sitôt en pousse-t-on un peu la logique (et rassurez-vous, on aura l’occasion de creuser ici cette question). Donc autant vous que, déjà, arrivé à ce niveau d’avancement de la vidéo, j’envisageais le pire, mais ça c’était sans compter sur la phrase qui suivait et qui allait définitivement m’achever : « Bienvenue sur la chaîne Histoires crépues. Je suis Seumboy. Je fais de la vulgarisation d’histoire coloniale française. Et dans cette vidéo, je vais essayer de vous donner quelques clefs pour comprendre l’histoire du racisme. Alors, vous ne serez peut-être pas d’accord avec ce que je vais dire et c’est tant mieux ! Faites-vous vos propres idées, parce que je ne prétends pas être objectif mais je vais vous donner toutes mes sources dans les commentaires. »
Voilà. C’est ainsi que se boucle la première minute de la vidéo. Cette fameuse minute de l’enfer pour toute personne formée un minimum aux métiers de l’Histoire. « Faites-vous vos propres idées, prend-on bien la peine de nous préciser, parce que je ne prétends pas être objectif. » Bah voyons... A chacun son histoire alors, hein ! Ce n'est pas comme si l'Histoire était une science dont le fondement était justement de déterminer la réalité des faits au-delà de toute interprétation arrangeante pour les uns et les autres, n'est-ce pas ?
Rien que ça, ça me gave. Viendrait-il à l'idée à des gens qui n'y connaissent rien en médecine de te faire des vidéos tutos pour t'opérer toi-même ta crise d'appendicite ? Non. Par contre, combien sont-ils à faire des vidéos d'Histoire sans même rien n'y connaître ? Une flopée. Et ce Seumboy ne fait que rajouter son nom à la liste, ne surpassant les autres en rien.
Il y aurait des sources en description, nous a-t-on annoncé. Et effectivement, quand on se rend à l’endroit indiqué, on se retrouve confronté à une plâtrée d’ouvrages cités. Aucun d’entre eux n’est bien évidemment à considérer comme une source au sens historiographique du terme, mais on n’en est déjà plus à s’alarmer de ce genre de confusion tant il y a plus inquiétant ailleurs. Parce qu’au regard du nombre de contre-vérités produites par ces vingt-trois minutes d’histoire du racisme, on ne peut qu’acter l’une des deux choses suivantes : soit on a affaire à un auteur qui ne sait pas sélectionner ou comprendre ses ouvrages, soit le niveau de la littérature scientifique sur le sujet est juste catastrophique.
Car je tiens à le préciser au cas où : ce n’est pas comme s’il était difficile de réfuter ce qui était affirmé dans cette vidéo hein ! Quand bien même ne suis-je pas moi-même un spécialiste de la question du racisme (et c’est un doux euphémisme) qu’il m’a souvent suffi de simplement mobiliser ma seule culture générale pour déjouer la plupart des affirmations historiques produites dans cette vidéo. Parfois même, la culture n’a même pas été nécessaire. Il a juste suffi d’un brin de logique pour se rendre compte qu’il y a clairement un problème dans ce qu’on nous raconte.
Prenons ne serait-ce que le premier point développé par cette histoire du racisme. Rappelez-vous, Seumboy nous l’avait annoncé lors de sa première minute de vidéo : si on se méprendrait tous sur l’histoire du racisme, ce serait parce qu’on confondrait trop souvent racisme et xénophobie. C’est le premier point que l’auteur entend développer afin qu’on comprenne bien la nature de notre erreur, et comme vous allez le constater par vous-même, la démonstration va se révéler dévastatrice. (Je vous préviens : respirez un bon coup avant de lire la suite et buvez un verre d’eau car vous n’êtes pas prêts.)
« Pour commencer, il faut distinguer la xénophobie et le racisme. Ce sont deux choses très légèrement différentes. La xénophobie c’est bien un sentiment universel présent dans toutes les cultures à toutes les époques.En gros c’est la peur, le rejet et l’hostilité envers ceux qu’on perçoit comme des étrangers. Par exemple, Philippe a les cheveux blonds, il déteste Marie et Yassine qui ont les cheveux roux. Ici la xénophobie est basée sur la couleur des cheveux.On pourrait observer de la xénophobie entre des villages différents, des religions différentes. Bref, la xénophobie est sous issue de l’ethnocentrisme, qui est le fait de se voir comme le centre du monde et de ne pas comprendre – voire de refuser – les différences… Mais le fait que Philippe déteste les roux, ça n’affecte pas la vie de Marie et de Yassine. En gros la xénophobie individuelle n’a presque aucun impact sauf quand un pouvoir politique décide de l’exploiter. C’est l’instrumentalisation politique de la xénophobie. » (1’38)
Voilà. Vous êtes toujours avec moi ? Ah je vous avais prévenu...
Alors on commence par quoi ? Par où ? C’est terrible parce qu’on a vraiment l’embarras du choix là. Allez, on va se faire du mal, on va tout de suite s’attaquer à l’exemple censé illustrer cette nuance qu’il existerait entre racisme et xénophobie.
Bon, déjà, constatons que parmi toutes les déclinaisons possibles et imaginables qu’offre la xénophobie, Seumboy a donc décidé de choisir l’exemple du roucisme dont on serait pourtant clairement en droit de questionner l’appartenance à la sphère de la xénophobie.
Parce que bon, autant je peux encore accepter le fait que le mépris à l’égard des personnes rousses relève d’une « peur », d’un « rejet » ou d’une « hostilité » envers « ceux qu’on perçoit comme des étrangers », mais si on commence à considérer que moquer ou mépriser une caractéristique physique d’un individu cela rentre dans le champ du rejet de l’étranger, alors dans ce cas tout ou quasiment tout rentre dans le champ de la xénophobie. Mépris à l’encontre des gens en surpoids, mépris à l’encontre des handicapés, mépris à l’encontre de celui qui ne vote pas pareil que soi aux élections municipales : tout devient xénophobie. Or étendre un concept à tout, c’est le plus sûr moyen pour qu’il ne définisse ni ne singularise plus rien. D’ailleurs, je me permettrais de noter que, quel que soit le dictionnaire ou les articles que j’ai pu consulter sur le roucisme, à AUCUN moment n'a figuré le mot « xénophobie ». Par contre, est régulièrement apparu – pour ne pas dire tout le temps – le mot « discrimination ». Bref, tout ça pour dire que j’ai quand même l’impression que notre cher Seumboy a vraiment un sérieux problème avec la maîtrise de concepts pourtant courants. Donc déjà, là, moi, je suis grandement embêté, surtout dans le cadre d’une vidéo qui prétend nous vulgariser l’histoire du racisme...
Mais bon, je pense qu’on sera tous d’accord pour dire que ça c’est juste la couche de neige déposé au sommet du gros iceberg problématique que constitue ce passage, alors ne nous épargnons aucune souffrance et poursuivons.
Philippe serait donc xénophobe parce qu’il déteste les roux. Et cette xénophobie, d’après Seumboy, serait à mettre au même niveau que les querelles clochemerlesques entre village et les tensions interreligieuses parce que tout cela serait le produit d’une même cause : l’ethnocentrisme. Bref, si je résume bien, si Philippe déteste les roux c’est par ethnocentrisme… Parce que manifestement, Philippe considère son appartenance aux Blonds comme une appartenance ethnique, à moins qu’il ne considère les Roux comme un peuple étranger ! Parce que bon – j’insiste – le terme employé c’est bien ethnocentrisme là. N’y a-t-il pas déjà là un réel problème qui est ici soulevé dans l’usage des termes ? Mais bon, que pèse ce problème face à ce qui est ensuite affirmé sur le roucisme !
Car oui – Seumboy l’affirme – le roucisme, c’est certes pas très sympa, mais « ça n’affecte pas la vie de Marie et de Yassine » parce que c’est le produit d’une « xénophobie individuelle ». Ah bon ? Donc si je suis bien Seumboy, le roucisme c’est forcément individuel ? Toute une salle de classe qui se fout de la gueule d’un roux, ça n’existe pas ? De même, des œuvres culturelles propageant l’image des roux souffre-douleur ou des roux malfaisants, ça n’existe pas non plus ? Est-ce que ce type s’est-il seulement renseigné un temps soit peu sur le roucisme avant d’oser en dire qu’il n’avait « presque aucun impact » ? Parce que – attention question – et si le roucisme n’était pas que le produit du vilain Philippe mais qu’il se révélait être en fait une discrimination fonctionnant en système, est-ce que cela voudrait dire, selon la logique de Seumboy, que le roucisme ne serait plus de la simple xénophobie mais du racisme ?
Mais bon, à dire vrai je ne sais même pas pourquoi Seumboy nous a emmerdé avec son exemple du roucisme puisqu’il nous explique dans la foulée que même s’il y avait « un président du parti antiroux qui alimente la haine antiroux ; qui désigne les roux comme des ennemis ; qui met en place un système de discrimination basé sur le critère xénophobe de la couleur de cheveux, » au point que cette xénophobie « fa[sse] partie de l’ADN du pouvoir politique qui l’a mise en place » que malgré tout, « attention, ce n[e serait] pas encore du racisme. » (2’17)
Mais alors quid du racisme alors ? Après tout c’est vrai qu’on est déjà à plus de deux minutes de vidéo et on n’a toujours pas eu de définition. Heureusement celle-ci finit par arriver au bout de 2’40. Le problème, c’est que celle-ci ne va toujours pas nous avancer.
« Le racisme, ce serait un système de discrimination basé sur le critère xénophobe de la race. Sauf que, longtemps dans l’histoire de l’humanité, le concept de race, il n’existait pas. Il va être inventé très récemment au XVIIe siècle pour permettre aux Européens de coloniser le reste du monde, » nous affirme donc Seumboy au bout de presque trois minutes. Pourquoi emploie-t-il le conditionnel quand il nous dit que le racisme serait un système de discrimination basée sur le critère de la race ? On ne sait pas. Et pourquoi considérer qu’avant le XVIIe siècle la race n’existait pas ? Sur ce point, Seumboy entend avancer des arguments historiques, mais – attention j’annonce – ils sont pour la plupart factuellement discutables.
Petit florilège :
« Dans l’antiquité, Hérodote notait que les Egyptiens appelaient barbares tous ceux qui n’ont pas la même langue qu’eux-mêmes. Pareil pour les Grecs qui qualifiaient de barbares ceux en dehors du cercle hellénique. Pour eux, barbares signifiait simplement étrangers, sans cette connotation très péjorative, sans idée de race, mais ça n’empêchait pas les civilisations antiques d’avoir des systèmes xénophobes. » (3’02)
Alors pour les Egyptiens, je ne sais pas, mais pour les Grecs il existait bien – dixit Michel Dubuisson – l’idée d’une supériorité intrinsèque du Grec sur le barbare. Il cite Euripide, Démosthène ou Aristote qui considère qu’il est juste que le barbare obéisse au Grec comme l’esclave à l’homme libre. Il cite aussi Isocrate pour qui, entre le Grec et le barbare, il n’y a pas moins de différence qu’entre l’homme et l’animal. Et il insiste enfin sur le terme de migas qui était bien dans le langage grec un terme dépréciatif pour désigner le barbare qui s’est hellénisé mais qui induit l’idée qu’il n’en reste pas moins qu’un barbare. Et si effectivement les historiens semblent bien d’accord pour dire qu’il serait imprudent de traduire des termes comme génos, ethnos ou phylon littéralement par le mot « race », cela ne retire rien au fait que – contrairement à ce qu’affirme Seumboy – il y ait bien une dimension dépréciative du barbare ; dépréciation qui ne se résout pas par une simple acculturation hellénisante. (Je précise : il ne m’a fallu que deux minutes pour retrouver de la bibliographie sourcée pour confirmer ces informations que j’avais déjà. Et de ce que j’ai pu consulter sur le net, la seule critique formulée à l’encontre de celles et ceux qui voient du racisme en Grèce antique est celle de Paulin Ismard qui reproche, par l’emploi de ce terme, d’établir des rapprochements et des confusions entre périodes qui nous empêcheraient de véritablement comprendre les systèmes discriminatoires grecs… Ce qui apporte certes une nuance qui a son importance, mais qui bat totalement en brèche la lecture binarisante posée par Seumboy.
« On avance un peu. Au Moyen-âge, la xénophobie va être très religieuse. La première croisade est organisée à Jérusalem pour reconquérir Jérusalem et sauver les chrétiens d’Orient. Le conflit n’est toujours pas racial puisque les Chrétiens d’Orient ont toujours la même apparence physique que les Musulmans. » (3’56)
Pourtant le pape Urbain II ne lance t-il pas la Première croisade en qualifiant les Turcs de « nation maudite » et de « race qui n’a point confié son esprit au seigneur » ? Le terme « race » est bien utilisé par Robert Le Moine, contemporain de l’événement, qui en a retranscris de mémoire le contenu. Alors certes, l’usage du terme est peut-être davantage le fait de Robert plutôt que d’Urbain, mais il est d’époque. Moi la question que je pose c’est : que cache l’usage de ce terme ? Parce qu’encore une fois, je rappelle la définition consensuelle du racisme . C’est une « idéologie qui, partant du postulat de l’existence de races au sein de l’espèce humaine, considère que certaines catégories de personnes sont intrinsèquement supérieures à d’autres. » Moi je ne vois pas de mention faite à la couleur de peau, ce sur quoi réagit pourtant Seumboy. Parce que bon, s’il doit y avoir nécessairement une différenciation de couleur de peau pour qu’il y ait racisme, alors dans ce cas là on ne pourrait classer au sein du racisme le fait que les Nazis se soient prévalus d’être une race supérieure par rapport aux Juifs et aux Slaves ce qui serait – historiquement parlant – un énorme problème.
En fait je ne vais pas m’étendre davantage dans ce florilège parce que je pense que beaucoup d’entre vous auront compris ce qui anime en fait le Seumboy. L’ambition n’était manifestement pas de comprendre ce qu’était le racisme en s’appuyant sur des données factuelles et des concepts clairement définis. Non, il semble au contraire assez évident que ce qu’on cherche dans ces histoires crépues, c’est de faire du racisme à la carte. On se focalise sur son racisme à soi – celui qui nous intéresse et qui nous arrange – et le reste, au fond, on ne s’y intéresse pas. Pire, on se décide même carrément à le reléguer en dehors des limites du racisme, sans plus de recherche ni de procès.
« Le racisme c’est un système de domination particulier qui est né au XVIIe siècle pour permettre les conquêtes coloniales européennes. » Point.
Mais maintenant que nous sommes à ce moment de ma critique, il me semble désormais nécessaire de clarifier l’esprit qui en anime la rédaction. Celles et ceux qui me suivent un peu le savent : je ne suis pas de ces indifférents à la cause antiraciste, loin de là. Par cette critique, je ne cherche pas à saboter l’élan d’un militant qui aspire avant tout à mettre en évidence les rouages d’une mécanique d’oppression solidement ancrée dans nos sociétés. Moi-même je suis engagé politiquement et j’adhère pleinement à cette idée selon laquelle on puisse – on doive – mobiliser nos connaissances en sciences sociales pour alimenter nos réflexions politiques. C’est même à mes yeux le socle indispensable d’un réel et durable progrès social.
Face aux dogmes, croyances et fantasmes alimentés de toutes parts pour des raisons politiques diverses, seules les démonstrations scientifiquement rigoureuses sont à même de clarifier les choses, de désembrumer les esprits, et de rappeler chacun à la réalité de ses positions. C’est la démonstration scientifiquement rigoureuse qui, à elle seule, permet de cerner et de comprendre les phénomènes de société pour ce qu’ils sont vraiment, et non pour ce qu’on en perçoit ou pour ce qu’on en fantasme. Considérer le réel pour ce qu’il est vraiment, c’est la condition sine qua none pour agir sur celui-ci le plus efficacement possible. C’est le plus sûr chemin pour une transformation sociale qui soit durable et qui aille dans le sens de l’humain. Dès lors – et en ce qui me concerne – il n’y a pas à transiger avec le réel. Il n’y a pas à s’arranger avec les savoirs accumulés. Rien de bon ne peut sortir d’une opération de mystification intellectuelle, quelle que soit la cause au service de laquelle celle-ci est mobilisée.
Au fond, je ne nourris aucune antipathie particulière à l’encontre de l’auteur de ces histoires crépues. Je peux comprendre que la question du racisme lui tienne à cœur et qu’il ait cherché à en exposer les mécanismes au plus grand nombre. En cela, des plateformes comme YouTube peuvent effectivement se révéler être des supports plus que précieux pour une acculturation des masses. Mais là où la démarche de Seumboy me dérange, c’est qu’il n’est pas apte pour mener ce genre d’entreprise d’acculturation. Manque-t-il de méthode, de connaissance, ou de capacité à penser au-delà de sa propre condition et de ses propres conditionnements ? Est-ce un peu tout ça à la fois ? En tout cas le résultat est là : son histoire du racisme n’est pas l’Histoire du racisme.
En cela donc, Seumboy se rajoute à la somme des problèmes. Il participe lui aussi à disperser un épais nuage de brume sur une question qui mériterait pourtant une clarté absolue. Et si parmi vous, lectrices et lecteurs, il y en avait encore qui ne seraient pas convaincus de la nocivité intellectuelle d’une telle entreprise, permettez-moi de pousser jusqu’au bout mon analyse de cette vidéo afin que se révèlent à nous ce que ce Seumboy alimente vraiment, que ce soit à ses dépends ou non.
Rappelez-vous, au début de cette critique, je vous expliquais comment, en seulement quelques phrases, j’avais perçu dans le discours de ce Seumboy les traces du logiciel décolonial. « On confond trop souvent racisme et xénophobie, alors que ce sont des choses légèrement différentes » nous disait-il alors. Ça m’a tout de suite fait penser à cette vidéo de Brut dans laquelle Rokhaya Diallo, figure de proue de la mouvance décoloniale, nous expliquait au sujet de l’expression « racisme anti-blanc » que « le racisme, c'est une histoire ; une histoire d'oppression qui a des conséquences aujourd'hui. Être noir aujourd'hui en France, ça veut dire être potentiellement victime de violences policières. Être arabe aussi d'ailleurs ; être possiblement agressé, insulté, etc. Et c'est une expérience qui n'est pas seulement individuelle mais une expérience collective et une expérience qui peut émaner des institutions. C'est pour ça que moi, quand on me parle de racisme anti-blanc, étant donné qu'il n'y a pas cette histoire du racisme et qu'il n'y a pas des conséquences institutionnelles, ça me semble problématique. Alors, ça ne veut pas dire que les blancs ne sont pas exposés à des discriminations, à des injures raciales – et ça je le déplore et je trouve ça inacceptable, mais parler de racisme quand être blanc en France, ça reste un avantage – il vaut mieux en France être Blanc que Arabe ou que Rom ou que Asiatique – parler de racisme ça me semble déplacé. »
Franchement, je peux comprendre que, dans un premier temps et sans trop y réfléchir, on puisse adhérer à ce genre de raisonnement. C’est vrai que se faire traiter de « sale Noir » ce n’est pas la même chose que se faire traiter de « sale Blanc ». C’est vrai que ça n’entre pas en résonance avec autant d’éléments structurels au sein de notre société. J’entends. Maintenant, à partir du moment où on reconnaît le fait, comme Rokhaya Diallo, qu’une injure proférée à l’encontre d’une personne blanche en raison de la couleur de sa peau puisse relever d’un caractère racial je ne vois pas pourquoi il serait si problématique que cela de les considérer comme étant des actes racistes. Signifier qu’il y a un fondement commun entre le racisme adressé à l’encontre des Noirs et le racisme adressé à l’encontre des Blancs, ça ne signifie pas qu’on dresse mécaniquement un signe égal entre les deux. Et si vous croyez que ce genre de pinaillage sémantique est anodin, détrompez-vous.
N’oublions pas pourquoi on parle parfois de « courant » ou de « mouvement » quand on parle de décolonialisme ou d’autres idéologies actives. On part de quelque part dans le but de nous amener ailleurs. Or, concernant Rokhaya Diallo, c’est en partant de ce postulat selon lequel certaines injures raciales ne seraient en fait pas des injures racistes qu’elle en est arrivée à affirmer que le racisme des Allemands à l’encontre des Juifs n’était pas du racisme car ces derniers avaient été exclus de la blanchité par les théoriciens nazis. De quoi justifier au fond les dérapages antisémites d’autres figures du mouvement décolonial comme celles de Houria Bouteldja pour qui les Juifs sont des « dhimmis du régime républicains », « tirailleurs de l’impérialisme [...] chavir[ant] de leur amour d’eux-mêmes », de ne pas trop questionner la nature de la race noire dont se revendique cette autre figure du mouvement qu’est Maboula Soumahoro, tout en multipliant les réécritures historiques dans lesquelles il conviendrait d’invisibiliser certains faits au risque d’être taxé d’agent du racisme institutionnel. Ainsi, les aspects les moins reluisants de la vie de Toussaint Louverture, l’histoire du Royaume de Dahomey, le système esclavagiste des califats musulmans, les haines ancestrales entre peuples africains, les mouvements suprématistes noirs ou bien encore la politique de nettoyage ethnique perpétrée par Robert Mugabe au Zimbabwe, tout ça, soit ça n’a pas existé, soit c’est à considérer comme la pure émanation de l’esprit blanc.
Alors libre à chacun de se bercer de douces illusions sur ce qui anime ces torsions intellectuelles pour ne pas qualifier de raciste tout ce qui n’est pas le produit des Blancs contre les Noirs et les Arabes (les Coréens qui vivent au Japon apprécieront) – voire carrément de qualifier de Blanc tout Etat africain ou arabe ayant participé à des politiques de persécutions – mais moi j’avoue ne voir là-dedans que manœuvres propagandistes pour servir des agendas politiques particuliers ; manœuvres qui, outre le fait qu’elles participent à saboter le nécessaire débat scientifique autour de la question du racisme, permet aussi dans certain cas de tolérer voire de développer des logiciels de pensée profondément structurés par le racisme.
Seumboy savait-il seulement à quoi il allait participer quand il s’est décidé de lancer sa chaîne ? Avait-il seulement conscience que ce qu’il entendait y exprimer n’avait pas grand-chose d’historique au sens scientifique du terme, mais tout du dogme ? Et quand il a produit son histoire du racisme (partie 1), s’est-il seulement rendu compte qu’il n’a passé son temps qu’à passer à la moulinette de la rhétorique fallacieuse du mouvement décolonial l’histoire de toute l’humanité afin qu’on aboutisse à cette conclusion bien arrangeante – et surtout bien « racialocentrée » – de ce qu’est le véritable racisme ?
Alors certes, peut-être que ce n’est pas le cas. Et dans ce cas-là, autant vous dire que je n’ai pas besoin de lancer les vidéos faites par le Seumboy pour découvrir ce qu’il pense de la gestion coloniale de Macron concernant le désastre survenu en cette fin d’année à Mayotte, tout comme je n’ai pas besoin d’écouter ses réponses au débat Est-ce qu’on se victimise trop ?, de la même manière qu’il me semble inutile de lancer sa vidéo sur les tirailleurs afin de savoir s’il les considère comme des traîtres ou des héros (pour reprendre le titre de sa vidéo). A partir du moment où cette chaîne n’est qu’un évident duplicata de la pensée décoloniale – et certainement pas le duplicata le plus affûté de ce triste tiroir (#NeverForgetTheXénophobieAntiroux) – je sais déjà à l’avance ce qu’il va se dire dans chacun de ces contenus. Je sais déjà que tout ça ne se réduira qu’à de la récitation de mantras au mieux moralistes et au pire fallacieux. Alors à quoi bon ?
Mais après n’excluons pas non plus trop facilement le fait que ce fameux Seumboy est peut-être parfaitement conscient de ce qu’il fait et de ce qu’il dit. Après tout, peut-être que lui aussi veut sa part dans la cour des egos. Parce qu’après tout c’est surtout cela que nous apprend une analyse historique du temps présent : nous vivons actuellement un temps de fragmentation du social, à la fois au niveau des institutions, de la sociabilisation, mais aussi au niveau de la culture. Seumboy y joue sa partie en solo Q, comme beaucoup d’autres, et cela sans qu’aucun ne se soucie trop du monstre qu’il alimente. Loin de l’éveillé ou de l’éveilleur qu’il pense peut-être incarner, Seumboy n’est en fait qu’un pion flottant dans le courant de son temps ; celui de la décomposition libérale du tissu social.
Alors, face à cette armée sans cesse plus importante de pousseurs de bois, sachons rester vigilants et tenons-nous-le pour dit : ce n’est pas parce qu’ils deviennent sans cesse plus nombreux à répéter les mêmes âneries qu’il faut en déduire un début de consensus et de vérité. YouTube – et les réseaux sociaux en général – reste une caisse de résonance où se concentrent beaucoup d’esprits bien plus en quête de reconnaissance et d’attention que de vérité et d’émancipation. Ça ne veut pas dire pour autant qu’Internet soit dépourvu de diversité et de source réelle d'intérêt. Il y a encore pas si longtemps, on me faisait découvrir la chaîne de Martin Eden, un ex-soralien qui s’est désormais orienté vers la pensée critique d’inspiration anarchiste. Je n’ai pas encore suffisamment parcouru ses podcasts pour m’en faire une opinion sûre, mais d’une part j’ai écouté son épisode sur la raison décoloniale en compagnie du chercheur Pierre Gaussens, et je pense que ça pourrait être intéressant que – s’il est de bonne foi – le Seumboy la voie pour questionner quelque peu ses positions. Et puis j’ai aussi vu cette vidéo où le fameux Martin Eden explique comment il a versé dans le soralisme et comment il en est sorti ; une vidéo qui a le mérite de la transparence mais surtout de la pédagogie. Et là encore, j’invite une fois de plus le Seumboy à la voir, s’il veut comprendre comment on peut très rapidement se retrouver, sitôt manque-t-on de discipline intellectuelle, à s’insérer dans un logiciel d’extrême-droite alors qu’on dispose pourtant à la base d'affects de gauche.
Parce qu’au bout du compte, elle serait sûrement là cette conclusion à laquelle m’invite ma courte expérience aux côtés de ces histoires crépues. Les nobles intentions et les causes justes ne sont pas nécessairement les moteurs d’action profitables à tous. Beaucoup de choses agissent sur nous et malheureusement, sans qu’on le conscientise toujours parfaitement. Seumboy a-t-il davantage produit cette chaîne dans l’espoir de répandre la bonne parole que dans l’espoir de se constitué un auditoire lui apportant de la notoriété ? Franchement, difficile au fond de le savoir, y compris pour lui.
Donc face à l’importance des enjeux de la vulgarisation et de la multitude d’écueils qui s’offrent sur le chemin de ce qu’ils veulent bien faire, peut-être que la meilleure des solutions serait, comme un Martin Eden, de donner la parole aux universitaires, voire carrément – option qu’il n’est jamais inutile de considérer – tout simplement de penser à se taire.
A bon entendeur, j’espère...