Frank Underwood est un méchant monsieur, un vrai de vrai. La preuve : c'est lui qui le dit. Ses subordonnés sont ses paillassons, sa femme est à la fois sa confidente et son double maléfique attitré, il pisse sur la tombe de son père et il crache sur les crucifix. Quand il arrête l'histoire pour nous expliquer combien il est vilain, Frank Underwood attend que la caméra vienne à lui et il mange tout l'espace pour expliquer complaisamment qu'il est un connard et que c'est très bien comme ça. Frank Underwood est un personnage cliché : les politiciens, c'est connu, sont tous pourris, et il est leur symbole, leur maître à penser, leur Dieu vivant en costard-cravate.
Mais Frank Underwood est également un personnage de son siècle auquel les téléspectateurs doivent pouvoir s'identifier : on notera donc les subtiles références à la pop-culture qui permettront de le situer : il joue à Monument Valley® , à The Stanley Parable® et à God of War®, tous cités dans le texte s'il vous plaît... On notera également que Frank, comme tous les grands carnassiers, est bisexuel, ce qui à le mérite d'augmenter son degré de frétillance (® ici aussi) ainsi que le charme trouble qu'un vrai méchant se doit de distiller. Bisexuel, c'est juste ce qu'il faut : pas ennuyeux comme l'hétéro (trop banal, surtout quand on est méchant, ça fait bourgeois), et pas rebrousse-poil comme l'homo (merde, on fait une vraie série, pas un manifeste LGBT quoi). Non, bisexuel, c'est parfait. Ajoutons une scène audacieuse® et surprenante® de plan à trois avec le sous-fifre qui n'en demandait pas tant, c'est complètement con et surtout épouvantablement mal filmé, mais ça fera le buzz...
C'est qu'House of Cards, sous ses dehors iconoclastes, est l'exemple typique d'une production hyper-calibrée. Faisons dans le provocateur... mais restons dans les standards de la bienséance. Donnons lieu à de sourdes intrigues... mais restons dans le grand spectacle. Le show brasse large en termes de public, mais l'audience cible, c'est la part croissante de la population qui se désintéresse de la politique, et qui est toute prête à suivre l'histoire d'un méchant quasi-Secrétaire d’État.
Parce que disons-le franchement : dire que les politiciens sont pourris, c'est l'idée la moins audacieuse au monde, en tous cas dans les États-Unis de 2015. Y faire un épisode sur un opposant gay au régime russe, c'est dans l'air du temps. Y parler des droits des femmes, c'est à la mode. Toutes ces valeurs sont, bien sûr, hautement défendables. Mais quand on les met en scène dans une série dont l'ambition assumée est de faire dans le provocateur, l'audacieux, le violent, le cynique, on franchit les limites acceptables de l'hypocrisie. Faire de Frank Underwood un pédophile, un violeur, un opposant au mariage gay, un républicain, un croyant, tout cela ensemble ou séparément, ç'aurait été réellement provocateur, car ce sont des idées qui ne sont pas à la mode. Mais House of Cards veut être une série cool, pas une série réac'. Et Frank Underwood, sous ses airs de cynique, est du genre consensuel.
Car Frank Underwood est un antihéros de pacotille. D'abord parce qu'il n'est pas « vraiment » méchant. Alors oui, c'est vrai qu'il tue des gens de ses propres mains, mais il ne faudrait surtout pas qu'il oublie de faire un discours pour expliquer les bienfaits du mariage gay. Et puis quand les auteurs n'ont plus d'idée pour exprimer sa vilénie, on passe dans le domaine des fluides corporels : Frank Underwood pisse sur des tombes, crache sur des crucifix, sa femme avorte et l'assume à la télévision ; bref, le show conchie les bonnes valeurs américaines, il gagne des galons de «provocation», et à aucun moment nous ne sommes censés ressentir d'empathie pour cet odieux connard qu'est Frank, juste nous contenter de le voir, sa femme et lui, gravir les échelons et piétiner les autres, surtout s'ils ont la drôle d'idée d'avoir des idéaux.
En tous cas au début.
Car il vient un moment où l'on ne peut plus grimper ; où l'on atteint le sommet de la chaîne alimentaire, et où la menace de l'échec se retrouve remplacée par la menace de la chute. Et étrangement, c'est à ce moment critique dans la narration que la dynamique instaurée par la série évolue véritablement, ouvrant plus largement la porte sur un cadre plus intime et moins premier degré (ne rêvez pas trop, j'ai dit « moins »). Les apartés complices de Frank Underwood, réguliers au cours de la première saison, se raréfient au fur et à mesure de son ascension, jusqu'à presque totalement disparaître au cours de la troisième saison. Confronté à de vrais problèmes (hé oui, être président ça implique de bosser, et pas seulement de mettre des coups de poignard dans le dos), Frank nous donne à voir quelques passages intéressants de politiques étrangère, quelques dilemmes aussi, comme cette hésitation à l'idée d'une attaque de drone dans une zone civile, ce qui tend à rassurer et à se dire que la fonction dépasse l'homme, aussi médiocre soit-il. La dynamique initiale créée avec sa femme Claire, qui est par ailleurs mettre à l'actif du show, évolue elle aussi, et on en vient enfin à découvrir dans cette ultime saison 3 que Frank et Claire Underwood sont des êtres humains qui, on le sait, on eux aussi un petit cœur qui bat fort, fort derrière cette carapace de dignité.
Sans être fondamentalement désagréable, ni particulièrement horripilante (on parlera plus de soupirs exaspérés que de véritable crise de nerfs), House of Cards n'est ni originale, ni audacieuse, ni particulièrement intéressante, mais elle a le mérite de traiter de dynamiques de couples originales et parfois même franchement bien décrites, ainsi que du trajet d'une ascension qui ne peut que s'achever tragiquement : quand on est arrivé au sommet de la chaîne alimentaire, il ne reste plus qu'à devenir cannibale.